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LE FEU

Ainsi fut-il, en suivant le fil du sourire, conduit à l’inconnue qui, soudainement, s’illumina pour lui sur un champ obscur.

N’était-ce pas la musicienne dont le nom avait résonné contre la cuirasse du vaisseau, dans le silence et dans l’ombre ?

Elle lui apparut semblable à une image intérieure, engendrée tout à coup dans cette partie de son âme où le fantôme de la brusque sensation qu’il avait reçue en pénétrant dans l’ombre projetée par le flanc du vaisseau était demeurée comme un point isolé et indistinct.

Durant une seconde, elle fut belle comme étaient belles en lui les pensées inexprimées.

« La ville à qui de tels créateurs ont composé une âme d’une telle puissance, — reprit le maître, agile sur le flot qui montait, — la plupart ne la considèrent aujourd’hui que comme un grand reliquaire inerte et comme un asile de paix et d’oubli ! »

Ce délire lucide, cette exaltation de tous les désirs, cette fièvre impétueuse dont il avait parlé à son amie dans la barque lente, il les rendit alors visibles par des images de soif, de danger et de fureur. N’avait-il pas lui-même cherché passionnément dans l’eau si, par aventure, il n’apercevrait pas au fond une ancienne épée ou un ancien diadème ? N’avait-il pas lui-même, dans la ville ambiguë aux trompeuses nonchalances, sursauté d’effroi comme celui qui, reposant avec les doigts de l’aimée sur ses paupières lasses, entendit tout à coup des serpents siffler dans la souple chevelure ?

« Ah ! si je savais dire de quelle vie prodigieuse elle palpite dans ses mille ceintures vertes et sous ses immenses colliers ! Il n’est pas de jour où elle n’absorbe notre âme ; et tantôt elle nous la rend intacte et fraîche et toute neuve, d’une nouveauté originelle où demain l’empreinte des choses aura une netteté indicible ; et tantôt elle nous la rend infiniment subtile et vorace, comme une flamme qui détruit tout ce qu’elle touche, en sorte que, le soir, parmi les cendres et les scories, nous retrouvons parfois quelque sublimation extraordinaire. Chaque jour, elle nous invite à l’acte qui assure le progrès de notre espèce : l’effort sans trêve pour se surpasser soi-même ; elle nous montre la possibilité d’une douleur qui se