Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/509

Cette page a été validée par deux contributeurs.
505
LE FEU

— Moi aussi, j’aurais donné aujourd’hui un royaume pour un cheval ! — dit Effrena, se raillant lui-même, irrité par la médiocrité de la vie. — Ni une arbalète ni un cheval à San-Niccolò, et pas même le courage d’un rameur ! Perge audacter… Nous voilà sur cette ignoble carcasse grise qui fume et gargouille comme une marmite. Regarde Venise qui danse, là-bas !

Le courroux de la mer se propageait sur la lagune. Les eaux étaient agitées par un âpre frissonnement, et il semblait que cette agitation se communiquât aux fondements de la ville. On voyait les palais, les coupoles, les campaniles tanguer comme des navires. Les algues arrachées des fonds flottaient avec toutes leurs racines blanchâtres. Des troupes de mouettes tournoyaient dans le vent ; et, de temps à autre, on entendait leur étrange rire suspendu aux innombrables crêtes de la bourrasque.

— Wagner ! — dit à voix basse Daniele Glàuro, saisi d’une émotion subite, en indiquant un vieillard appuyé au bordage de la proue. — Là, avec Franz Liszt et Donna Cosima. Le vois-tu ?

Le cœur de Stelio aussi palpita plus fort ; pour lui aussi disparurent soudain toutes les figures environnantes, s’interrompit l’ennui amer, cessa l’oppression de l’inertie ; et seul demeura le sentiment de surhumaine puissance éveillé par ce nom ; et la seule réalité sur tous ces fantômes indistincts fut le monde idéal évoqué par ce nom autour du petit vieillard penché vers le tumulte des eaux.

Le génie victorieux, la fidélité d’amour, l’amitié immuable, suprêmes apparitions de la nature héroïque, étaient là réunies encore une fois sous la tempête, silencieusement. La même blancheur éblouissante couronnait les trois personnes voisines : leurs cheveux étaient tout blancs sur leurs pensées tristes, Une tristesse inquiète se révélait dans leurs visages, dans leurs attitudes, comme si un même pressentiment obscur eût oppressé leurs cœurs communicants. La femme avait sur une face de neige une belle bouche robuste, formée de lignes fermes et nettes, révélatrice d’une âme tenace ; et ses yeux de clair acier restaient continuellement fixés sur celui qui l’avait élue pour compagne dans la haute guerre, veillaient avec adoration sur celui qui, après avoir vaincu toutes les