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LA REVUE DE PARIS

Dans le silence, le feu et l’eau parlèrent. La voix des éléments, la femme endormie dans la douleur, l’imminence du destin, l’immensité de l’avenir, le souvenir et le pressentiment, toutes ces choses créèrent dans son esprit un état de mystère musical où l’œuvre inexprimée ressuscita et s’illumina. Il entendit ses mélodies se développer indéfiniment. Il entendit un personnage du drame qui disait : « Elle seule éteint notre soif ; et toute la soif qui est en nous se porte avidement vers sa fraîcheur. Si elle n’existait pas, nul ne pourrait vivre ici ; nous mourrions tous de sécheresse… » Il vit une campagne sillonnée par le lit aride et blanc d’un fleuve antique, parsemée de bûchers allumés dans le soir extraordinairement calme et pur. Il vit une funèbre fulguration d’or, une tombe pleine de cadavres tout recouverts d’or, le cadavre couronné de Cassandre parmi les urnes sépulcrales. Une voix disait : « Comme elles sont douces, ses cendres ! Elles coulent entre les doigts comme le sable de la mer… » Une voix disait : « Elle parle d’une ombre qui passe sur toutes les choses et d’une éponge humide qui efface toutes les traces… » Alors, la nuit se faisait : les étoiles scintillaient, les myrtes embaumaient, une vierge ouvrait un livre, lisait une lamentation. Et une voix disait : « Ah ! la statue de Niobé ! Avant de mourir, Antigone voit une statue de pierre d’où jaillit une éternelle fontaine de larmes… » L’erreur du temps avait disparu ; les lointains des siècles étaient abolis. L’ancienne âme tragique était présente dans l’âme nouvelle. Avec la parole et avec la musique, le poète recomposait l’unité de la vie idéale.

Par une après-midi de novembre, il revenait du Lido sur le bateau, accompagné de Daniele Glàuro. Ils avaient laissé derrière eux l’Adriatique en tempête, le choc des lames glauques et blanches sur les sables déserts, les arbres de San-Niccolò dépouillés par un vent de proie, les tourbillons des feuilles mortes, les fantômes héroïques des départs et des arrivages, le souvenir des arbalétriers joutant pour l’écarlate, et des galops de lord Byron dévoré par le désir de surpasser son destin.