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LA REVUE DE PARIS

que tu sais… Je comprends ce qu’alors tu voyais en moi : toute la fange sur laquelle j’ai marché, toute l’infamie que mes pieds ont foulée, toute l’impureté dont j’ai eu le dégoût… Ah ! tu n’aurais pu avouer les visions qui alors allumaient ta fièvre ! Tu avais les yeux cruels et la bouche convulsée. Quand tu t’aperçus que tu me blessais, la pitié te prit… Mais ensuite, ensuite…

Elle s’était couverte de rougeur, et sa voix était devenue impétueuse, et ses prunelles brillaient.

— Avoir nourri durant des années, avec le meilleur de moi-même, un sentiment de dévotion et d’admiration sans limites, de près, de loin, dans la joie, dans la tristesse ; avoir accepté avec la plus pure action de grâces toute la consolation offerte aux hommes par votre poésie, et anxieusement attendu d’autres dons toujours plus hauts et toujours plus consolateurs ; avoir cru en la force grande de votre génie depuis son aurore, et n’avoir jamais détaché les yeux de votre ascension, et l’avoir accompagnée d’un vœu qui a été ma prière du matin et du soir, durant des années ; avoir silencieusement et avec ferveur soutenu un continuel effort pour donner à mon esprit quelque beauté, quelque harmonie qui le rendissent moins indigne de s’approcher du votre ; avoir tant de fois, sur la scène, devant une salle ardente, prononcé avec un frisson quelque parole immortelle en pensant à celle qu’un jour il vous plaira peut-être de communiquer à la foule par le moyen de ma bouche ; avoir travaillé sans trêve, avoir essayé toujours d’arriver à un art plus simple et plus intense, avoir aspiré continuellement à la perfection par crainte de ne pas vous plaire, de paraître trop inférieure à votre rêve ; avoir aimé ma gloire fugitive seulement pour qu’elle pût un jour servir à la vôtre ; avoir hâté avec la ferveur de la foi la plus assurée vos nouvelles révélations, pour pouvoir m’offrir à vous comme un instrument de votre victoire avant ma décadence ; et avoir contre tout et contre tous défendu ce bien de mon âme secrète, contre tous et aussi contre moi-même, et plus courageusement et plus durement encore contre moi-même que contre les autres ; avoir fait de vous ma mélancolie, mon espérance tenace, mon épreuve héroïque, le signe de toutes les choses bonnes, fortes et libres, ah ! Stelio, Stelio…