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LE FEU

passaient, passaient, de plus en plus denses, de plus en plus obscures, fleuve de trouble vie. Et il souffrait d’elle, de lui-même, et il la sentait souffrir, et il la sentait sienne comme le bois est à la flamme qui le consume, et il réentendait les paroles imprévues après la fureur sauvage : « Il faut que je meure ! »

Il tourna de nouveau les yeux vers le balcon ouvert ; il vit les jardins s’assombrir, les maisons s’éclairer, une étoile sourdre de la tristesse du ciel, une longue épée pâle reluire au fond de la lagune, les collines se confondre avec la lisière de la nuit, les lointains s’étendre vers des contrées riches de biens inconnus. Il y avait par le monde des actions à faire, des conquêtes à poursuivre, des rêves à exalter, des destins à forcer, des énigmes à deviner, des lauriers à cueillir. Il y avait là-bas des chemins hantés par le mystère d’imprévoyables rencontres. Des bonheurs voilés y passaient sans que personne les rencontrât ou les reconnût. À cette heure, quelque part dans le monde, il existait peut-être un égal, un frère ou un ennemi lointain, sur le front de qui, après une journée d’attente laborieuse, descendait l’inspiration fulgurante d’où naît l’œuvre éternelle. À cette heure, quelqu’un venait peut-être d’achever un noble labeur ou de trouver enfin une raison héroïque de vivre. Mais lui, il était là, prisonnier de son corps, gisant sous le poids de la femme désespérée. Cette destinée magnifique de douleur et de puissance, pareille à un vaisseau chargé de fer et d’or, venait se briser contre lui comme contre un écueil. Et que faisait, que pensait dans le soir Donatella Arvale, sur sa colline toscane, dans sa maison solitaire, près de son père dément ? Trempait-elle sa volonté pour une lutte résolue ? Approfondissait-elle son secret ? Était-elle pure ?

Il devint inerte sous l’étreinte ; il sentit ses bras enchaînés par le cercle rigide. Une répulsion muette et immobile occupa tout son être. Forte comme une angoisse, une mélancolie s’amassa autour de son cœur. Il lui sembla que le silence attendait un cri. Dans ses membres engourdis sous le fardeau, les veines battirent douloureusement. Peu à peu, l’étreinte se relâchait, comme si la vie s’en fût allée. Les paroles déchirantes lui revinrent dans l’âme. Un effroi subit l’assaillit,