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LE FEU

— Allez-y un jour, et demandez-lui de vous montrer ce portrait. Jamais plus vous n’oublierez le visage de Radiana. Vous le verrez, comme je le vois en ce moment à travers les murailles, immuable. Elle a voulu demeurer telle dans la mémoire de ceux qui l’avait vue en sa splendeur. Lorsque, par une matinée trop claire, elle s’aperçut que pour elle était arrivé le temps de défleurir, elle résolut de prendre congé du monde afin que les hommes n’assistassent pas au dépérissement et à l’écroulement de son illustre beauté. Peut-être est-ce la sympathie pour les choses qui se désagrègent et tombent en ruine qui la retint à Venise. Elle donna une magnifique fête d’adieu, où elle apparut souverainement belle encore ; puis elle se retira pour toujours dans la maison que vous voyez au fond de ce jardin muré, où, assistée de ses serviteurs, elle attend sa fin. Elle est devenue une figure de légende. On dit que, chez elle, il n’y a pas un seul miroir, et qu’elle a oublié son propre visage. Même à ses amis les plus dévoués, même à ses parents les plus proches, il est formellement interdit de lui faire visite. Comment vit-elle ? En compagnie de quelles pensées ? Par quels moyens trompe-t-elle l’ennui de l’attente ? Son âme est-elle en état de grâce ?

Chaque pause de cette voix voilée, qui interrogeait le mystère, s’emplissait d’une mélancolie si dense qu’elle paraissait presque matérielle et comme mesurée par ce rythme de sanglot qu’a l’eau qui entre dans une urne.

— Prie-t-elle ? Contemple-t-elle ? Pleure-t-elle ?… Ou bien, peut-être, elle est devenue inerte et ne souffre pas plus que ne souffre un fruit qui se ride au fond d’une vieille armoire.

La Foscarina se tut ; et ses lèvres prirent un pli tombant, comme si les paroles prononcées les eussent fait se flétrir.

— Et si, tout à coup, elle se montrait à cette fenêtre ? — dit Stelio, qui eut dans les oreilles la sensation réelle que les gonds grinçaient.

Tous deux épièrent les interstices des contrevents cloués.

— Elle est peut-être là qui nous regarde, reprit-il à voix basse.

Ils se communiquèrent l’un à l’autre leur frisson.

Ils étaient adossés au mur d’en face et n’avaient aucune volonté de faire un pas. L’inertie des choses les envahissait,