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LA REVUE DE PARIS

Presque épuisé par l’incroyable intensité de la vie vécue durant cette pause, il se remit à parler sur un ton plus bas. Sa parole eut l’éclat sourd de cette âme automnale que les maîtres de jadis façonnèrent à la Cité belle. Il dit la floraison d’art comprise entre la jeunesse de Giorgione et la vieillesse du Tintoret, et la montra « empourprée, dorée, opulente et expressive comme la pompe de la terre sous la dernière flamme du soleil ».

Ils revécurent, les précurseurs de cet art, avec la pulsation de leurs veines ; — pareils aux Centaures de Pindare qui, ayant connu le pouvoir du vin suave comme le miel, aussitôt repoussèrent le lait de leurs tables et se hâtèrent de boire le vin dans des cornes d’argent.

« Mais ces premiers créateurs n’auraient-ils pas eux-mêmes poussé un cri d’admiration, à voir le sang de la vierge Ursule ruisseler sous les coups du bel archer païen, dans le tableau de Carpaccio ? Un sang si vermeil dans une chair nourrie de lait ! Cette scène de meurtre est comme une fête : les archers y portent les armes les plus choisies, les vêtements les plus ornés, avec les attitudes les plus élégantes. L’éphèbe aux cheveux d’or qui, d’un si fier geste de grâce, transperce de flèches la martyre, ne ressemble-t-il pas vraiment à un Éros adolescent, travesti et sans ailes ?

» Ce gracieux meurtrier d’innocences (ou peut-être son frère), après avoir déposé l’arc, s’abandonnera demain à l’enchantement de la musique pour rêver un rêve infini de volupté.

» C’est bien Giorgione qui verse en lui l’âme nouvelle et l’y allume d’un désir inapaisable. Sa musique n’est plus la mélodie qu’hier encore les luths répandaient entre les arceaux recourbés sur les trônes, dans les visions du troisième Bellini. Elle continue à monter du clavicorde, sous le toucher de mains religieuses ; mais le monde qu’elle éveille est plein d’une joie et d’une tristesse où se cache le péché.

» Quiconque a vu le Concerto avec des yeux sagaces, connaît un extraordinaire et irrévocable moment de l’âme vénitienne. Par une harmonie de la couleur, — dont le pouvoir significatif est sans limites comme le mystère des sons. — l’artiste y raconte le premier trouble d’une âme avide à qui,