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LE FEU

le poète au moment où il répondait à l’âme innombrable qui l’interrogeait sur la valeur de la vie et s’efforçait de se hausser une fois au moins jusqu’à l’Idée éternelle. — À cette heure, il n’était que le messager par qui la Beauté offrait aux hommes, réunis en ce lieu consacré par des siècles de gloires humaines, le don divin de l’oubli. Il ne faisait que traduire dans les rythmes de la parole le visible langage par lequel, en ce même lieu, les nobles ouvriers de jadis avaient exprimé l’aspiration et l’imploration de la race. Et, pendant une heure, ces hommes contempleraient le monde avec des yeux différents, penseraient et rêveraient avec une autre âme.

En esprit, il traversa les murailles qui enserraient cette masse palpitante dans une espèce de cycle héroïque, dans un cercle de rouges trirèmes, de tours fortifiées et de théories triomphales. Ce lieu paraissait maintenant trop étroit à l’exaltation de son sentiment nouveau ; et, une fois encore, il était attiré vers la foule véritable, vers l’immense foule unanime qu’il avait vue ondoyer tout à l’heure dans la conque marmoréenne et pousser vers la nuit étoilée une clameur dont elle-même s’enivrait comme de sang et de vin.

Et ce ne fut pas seulement vers cette multitude, ce fut vers d’infinies multitudes que s’en alla sa pensée ; et il les évoqua serrées dans de profonds théâtres, dominées par une idée de vérité et de beauté, pâles et attentives devant le grand arc de la scène ouvert sur une merveilleuse transfiguration de la vie, ou frénétiques sous la splendeur subite irradiée par une parole immortelle. Et le rêve d’un art plus haut, se dressant une fois encore dans son âme, lui montra les hommes repris de respect pour les poètes comme pour les seuls qui puissent interrompre quelques instants l’angoisse humaine, étancher la soif, dispenser l’oubli. Et il la jugea trop facile, cette épreuve qu’il affrontait : excité par le souffle de la foule, son esprit s’estima capable de créer des fictions gigantesques. Et l’œuvre qu’il nourrissait en lui-même, informe encore, eut un fier tressaillement de vie, tandis que ses yeux voyaient, dressée dans l’orbe des constellations, la Tragédienne, la muse à la voix divulgatrice, qui semblait lui apporter entre les plis de sa robe, recueillie et muette, la frénésie des peuples lointains.