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LA REVUE DE PARIS

yeux se voilèrent comme au début du vertige. Mais il comprit quelle serait la honte de la défaite s’il cédait à cet égarement ; et, par une espèce de heurt brutal, sa volonté fit jaillir dans cette obscurité, comme le briquet du silex, une autre étincelle.

Du regard et du geste, il éleva l’âme de la foule vers le chef-d’œuvre qui, dans le ciel de la salle, répandait une irradiation solaire.

« Je suis certain, s’écria-t-il, je suis certain que telle apparut Venise au Véronèse, lorsqu’il cherchait en lui-même l’image de la Reine triomphale. »

Et il dit pourquoi l’artiste prodigue, après avoir jeté sur sa toile à profusion l’or, les gemmes, la soie, la pourpre, l’hermine, toutes les opulences, ne put représenter le visage glorieux autrement que dans un nimbe d’ombre.

« C’est pour cette ombre qu’il faut exalter le Véronèse ! Représentant sous une figure humaine la Cité dominatrice, il sut en exprimer l’esprit essentiel, dont le symbole serait une flamme inextinguible à travers un voile d’eau. Et tel, que je connais bien, ayant plongé son âme dans cette zone sublime, l’en a retirée enrichie d’une puissance nouvelle et, par la suite, a forgé avec des mains plus ardentes son art et sa vie. »

Cet homme-là, n’était-ce pas lui-même ? Dans cette affirmation de sa personne propre, il retrouva toute son assurance et sentit que désormais il était le maître de sa pensée et de sa parole, hors de danger, capable d’entraîner dans les cercles de son rêve l’énorme chimère ocellée, au buste couvert d’écailles splendides, le monstre éphémère et versatile au flanc duquel émergeait filialement la muse tragique, la tête dressée dans l’orbe des constellations.

Obéissant à son geste, les visages innombrables se levèrent vers l’Apothéose, les yeux dessillés contemplèrent avec stupeur ce prodige comme s’ils le voyaient pour la première fois et comme s’ils le voyaient sous un aspect tout nouveau pour eux. Le dos nu de la femme au casque d’or resplendissait sur le nuage avec un relief de vie musculaire si puissant qu’il tentait comme une chair palpable. Et, de cette nudité plus vivace que tout le reste, victorieuse du temps qui, au-dessous