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LA REVUE DE PARIS

Piero Martello, — il serait plus amusant de soulever dans cette mer une tempête.

Ils étaient sous le portique, près du pilastre angulaire, en contact avec la foule unanime et bruyante qui se pressait sur la Piazzetta, s’allongeait vers la Zecca, s’engouffrait sous les Procuraties, barrait la Tour de l’Horloge, occupait tous les espaces libres comme eût fait l’onde sans forme, communiquait sa chaleur vivante au marbre des colonnes et des murs heurtés avec violence par son continuel remous. De temps à autre, une clameur plus forte s’élevait, lointaine, à l’extrémité de la Grande Place, et se propageait ; et tantôt sa force allait croissant jusqu’à éclater près d’eux comme un tonnerre, tantôt elle allait diminuant jusqu’à expirer près d’eux comme un murmure. Les archivoltes, les galeries, les flèches, les coupoles de la Basilique dorée, l’attique de la Loggetta, les architraves de la Bibliothèque resplendissaient d’innombrables petites flammes ; et la pyramide du Campanile, très haute, scintillante parmi les constellations silencieuses dans le sein de la nuit, évoquait sur la multitude ivre de clameur l’immensité du silence bleu, le navigateur à l’extrémité de la lagune où cette lumière lui apparaissait comme un phare nouveau, le rythme d’une rame solitaire agitant sur l’eau dormante le reflet des astres, la paix sacrée recueillie dans les murs de quelque couvent des Îles.

— Je voudrais, cette nuit, me trouver pour la première fois avec la femme que je désire, par delà les Jardins, vers le Lido, sur une couche flottante, — dit le poète érotique Paris Eglano, un jeune homme blond et imberbe, dont la belle bouche purpurine et vorace faisait contraste avec la délicatesse presque angélique de ses traits. — À quelque amant néronien caché sous le felze, Venise offrira dans une heure le spectacle d’une ville délirante qui s’incendie.

Stelio sourit en remarquant à quel point ses familiers s’étaient imprégnés de son essence et combien profondément le sceau de son style s’était imprimé sur leurs esprits. Subitement s’offrit à son désir l’image de la Foscarina empoisonnée par l’art, chargée d’expérience voluptueuse, ayant le goût de la maturité et de la corruption dans sa bouche éloquente, ayant l’aridité de la vaine fièvre dans ses mains qui avaient exprimé le suc des fruits fallacieux, gardant les vesti-