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LA REVUE DE PARIS

inclinant vers les rires sonores sa face barbue et hâlée, où il n’y avait de clair que des poils blanchis et les yeux gris entre les paupières rebroussées par les vents saumâtres. — Cossa comandela, paron[1] ?

La grande voile battait et claquait comme un étendard.

El paron voria montar a bordo[2]  ! répondit Zorzi.

Le mât craquait, vivant depuis le pied jusqu’à la pomme,

Ch’ el monta pur… Co’ nol vol altro, paron[3]  ! … répliqua le vieux, simplement.

Et il alla prendre l’échelle volante. Il revint l’accrocher à mi-poupe. Elle était faite de quelques chevilles vermoulues et d’un seul brin de bitord tout usé. Mais, elle aussi, comme tous les détails du grossier bateau, parut au jeune homme une chose extraordinairement vivante. Lorsqu’il y mit le pied, il eut honte de ses bottines vernies. L’épaisse main calleuse du marin, tatouée d’emblèmes bleuâtres, lui vint en aide, le hissa d’un seul coup sur le pont.

— Le raisin et les figues, Zorzi !

De la gondole, Zorzi lui tendit le plat de pampres.

Che i vada in tanto sangue[4]  !

— Et le pain ?

Gavemo el pan caldo, — dit un marin en soulevant une grande miche ronde et blonde ; — apena cavà dal forno[5].

La faim devait lui donner une saveur délicieuse, y trouver rassemblée toute la bonté du froment.

Servo suo, paron ! E vento in pope[6]  ! — cria le rameur prenant congé.

Orza[7]  !

La voile latine se gonfla, couleur de pourpre, avec le Lion et le Livre. La barque courut sa bordée pour prendre le large, ayant le cap sur San Servolo. Il sembla que la rive s’arquait pour la décocher. Dans le sillage s’entremêlèrent, l’un glauque

  1. « Que voulez-vous ?… Qu’y a-t-il pour votre service, seigneur ? »
  2. « Le seigneur voudrait monter à bord. »
  3. « Eh bien, qu’il monte ! S’il ne veut que cela… »
  4. « Que cela vous fasse beaucoup de bon sang ! »
  5. « Nous avons du pain chaud ; il sort à peine du four. »
  6. « À votre service, seigneur !… Et vent en poupe ! »
  7. « Tribord ! »