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LE FEU

salin, l’écume, la voile gonflée, le beaupré pointé vers l’horizon immense.

— À la Veneta Marina !… Trouve-moi une barque de pêcheurs, un bragozzo de Chioggia !

Il remarqua une grande voile rouge et noire qu’on venait de hisser à l’instant même et qui palpitait en prenant le vent, superbe comme un vieil étendard de la République, avec le Lion et le Livre.

— Celle-là ! celle-là !… Il faut la rejoindre, Zorzi !

Dans son impatience, il agitait la main pour faire arrêter la barque.

— Crie-leur de m’attendre !

L’homme de la rame, échauffé et ruisselant de sueur, jeta un cri d’appel aux hommes de la voile. La gondole filait comme un sandalo dans une régate. On entendait haleter la robuste poitrine.

— Ce brave Zorzi !

Mais Stelio aussi haletait, comme s’il se fût agi d’atteindre sa fortune, un but heureux, la certitude d’une royauté.

Semo andai in bandiera, — dit le rameur en frottant ses mains brûlantes, avec un rire franc qui parut le rafraîchir tout entier. — Vardè che stravaganza[1]  !

Le geste, le ton, la malice populaire, les faces étonnées des pêcheurs qui s’avançaient sur le plat-bord, les reflets de la voile qui faisaient l’eau sanglante, l’odeur cordiale de pain qui sortait d’un four, l’odeur de la poix qui commençait à bouillir dans un chantier voisin, les voix des ouvriers qui se rendaient à l’Arsenal, toute l’émanation forte de ce quai où l’on sentait encore les anciennes galères pourries de la Sérénissime et où résonnaient sous le marteau les cuirasses des navires de l’Italie nouvelle, toutes ces choses rudes et saines éveillèrent au cœur du jeune homme une allégresse qui éclata dans un rire. Il riait avec le rameur, contre le flanc rapiécé et goudronné de ce bateau pêcheur, qui avait l’aspect vivant d’une bonne bête de travail à la peau sillonnée de rides, d’excroissances et de cicatrices.

Cossa vorla ? — demanda le plus vieux des marins, en

  1. « Nous avons gagné la bannière (prix de la régate)… Voyez quelle folie ! »