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LA REVUE DE PARIS

Santa Maria Formosa, de San Lio, accueillaient l’aurore par de joyeux carillons. Les bruits du marché se perdaient dans la salutation des bronzes, avec les odeurs de la pêche, des herbages et du vin. Entre les murailles de marbre et de brique encore endormies, sous le ruban du ciel resplendissait de plus en plus le ruban de l’eau qui, tranchée par le fer de la proue, s’allumait dans la course ; et ce croissant éclat donnait à Stelio l’illusion d’une rapidité flamboyante. Il songea au lancement des navires qui descendent vers la mer en faisant jaillir des flammes sous le frottement de la carène : l’eau fume à l’entour, le peuple acclame et applaudit…

— Au Pont de la Paille !

Une pensée, spontanée comme un instinct, le ramenait vers le lieu glorieux où il lui semblait que devaient rester encore les traces de ses inspirations lyriques et les échos du grand chœur dionysiaque : « Viva il forte… » La gondole rasa le flanc du Palais des Doges, massif comme un monolithe fouillé par des ciseaux habiles à trouver des mélodies comme les archets des musiciens. De toute son âme renaissante, il embrassa cette masse ; il réentendit le son de sa propre voix et l’explosion des applaudissements ; il revit l’énorme chimère ocellée, au buste couvert d’écailles splendides, s’allongeant noirâtre sous les énormes volutes d’or ; et il se figura que lui-même oscillait sur la multitude comme un corps concave et sonore, habité par une volonté mystérieuse. Il se disait : « Créer avec joie ! C’est l’attribut de la Divinité. Il est impossible d’imaginer au sommet de l’esprit un acte plus triomphal. Les paroles mêmes qui le signifient ont la splendeur de l’aurore… »

Il redisait à lui-même, à l’air, à l’eau, à la pierre, à l’antique cité, à la jeune aurore : « Créer avec joie ! Créer avec joie ! »

Lorsque la proue passa sous le pont et entra dans le miroir de lumière, une respiration plus libre lui rendit, avec son espérance et avec son courage, toute la beauté et toute la force de sa vie antérieure.

— Trouve-moi une barque, Zorzi, une barque qui sorte en pleine mer !

Il lui fallait un souffle encore plus large, le vent, l’air