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LE FEU

— Rame, Zorzi ! À la Veneta Marina, par le Rio dell’ Olio ! cria le jeune homme.

Le canal lui semblait trop étroit pour le souffle de son âme. Désormais, la victoire ne lui était pas moins nécessaire que l’air à ses poumons. Après le délire nocturne, il voulait, à la lumière du matin et à l’âcreté de la brise marine, reconnaître la bonté de sa trempe. Il n’avait pas sommeil. Il sentait autour de ses yeux un cercle de fraîcheur, comme s’il les eût lavés dans la rosée. Il n’éprouvait aucun besoin de repos, et la couche de l’hôtel lui faisait horreur comme un ignoble grabat. « Le pont d’une barque, l’odeur du goudron et du sel, le battement d’une voile rouge… »

— Rame, Zorzi !

La vigueur du gondolier redoubla. Par moments, sous l’effort, la fourche grinçait. Le Fondaco dei Turchi disparut derrière eux, ivoire merveilleusement jauni et usé, semblable au portique survivant d’une mosquée en ruine. Ils dépassèrent le palais des Cornaro et le palais des Pesaro, ces deux colosses noircis par le temps comme par la fumée d’un incendie ; ils dépassèrent la Ca’ d’Oro, jeu divin de la pierre et de l’air ; et, soudain, le pont du Rialto montra son ample dos chargé de boutiques, déjà tout bruyant de vie populaire, fleurant les légumes et le poisson, pareil à une grande corne d’abondance qui verserait sur les quais d’alentour les nourritures terrestres et marines destinées à rassasier la Cité reine.

— J’ai faim, Zorzi, j’ai grand’faim ! — dit Stelio en riant.

Bon segno co’la notolada fa fame ; xe ai vechi che la ghe fa sono[1].

— Accoste !

Il acheta dans une péotte le raisin des Vignoles et les figues de Malamocco, mis ensemble sur un plat de pampres.

— Rame !

Sous le Fondaco dei Tedeschi, la gondole vira ; par les petits canaux obscurs, elle glissa vers le Rio di Palazzo. Les cloches de San Giovanni Crisostomo, de San Giovanni Elemosinario, de San Cassiano, de Santa Maria dei Miracoli, de

  1. « C’est bon signe quand la nuitée (d’amour) donne faim ; c’est aux vieux qu’elle donne envie de dormir. »