Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/282

Cette page a été validée par deux contributeurs.
278
LA REVUE DE PARIS

de ses dents brillèrent comme les choses qui brillent pour la dernière fois. Puis, rapidement, sa tête se redressa, se ranima ; ses lèvres cherchèrent les lèvres qui les cherchaient. Jamais sceau ne fut plus fort. Comme les branches de l’arbuste, l’amour couvrit les deux êtres enivrés.

Ils se délièrent ; ils se regardèrent fixement, sans se voir. Ils ne voyaient plus rien. Ils étaient aveugles. Ils entendaient un bruit terrible, comme si le frémissement du bronze se fût réveillé à l’intérieur de leur front même. Toutefois, ils purent distinguer le heurt sourd d’un fruit qui, de la branche qu’ils avaient secouée dans leur étreinte, tombait sur l’herbe. Ils sortirent comme d’un lourd nuage. Ils se revirent ; ils redevinrent lucides. Ils perçurent les voix amies éparses dans le jardin, la confuse clameur qui s’éloignait sur les canaux où repassaient peut-être les anciens cortèges.

— Eh bien ? — demanda le jeune homme fiévreusement, brûlé jusqu’aux moelles par ce baiser de chair et d’âme.

Elle se baissa pour ramasser la grenade sur l’herbe. Le fruit était mûr ; il s’était ouvert dans sa chute, et, par la fente versait son sang. Avec la vision de la barque chargée et de l’île pâle et de la prairie d’asphodèles, se représentèrent à l’esprit de l’amante les paroles de l’animateur : « Ceci est mon corps… Prenez et mangez ! »

— Dites ?…

— Oui.

D’un mouvement machinal, elle serra le fruit dans son poing, comme si elle voulait en exprimer le suc. La liqueur coula, mouilla son poignet. Elle tremblait ; ses dents tremblaient dans sa bouche. Le fleuve la submergeait de nouveau, passait sur elle, la glaçait depuis la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts.

— Et comment ? Dites ! — insista le jeune homme avec une sorte de brutalité, car il sentait renaître sa démence.

— Partez avec les autres, et revenez ensuite… Je vous attendrai à la grille du jardin Gradenigo.

Elle tremblait toute d’une frayeur charnelle, en proie à la force invincible. Dans un éclair, il la vit renversée, couverte de sueur, palpitante comme la Ménade après la danse. Ils se regardèrent encore, mais ne purent supporter le regard