Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/274

Cette page a été validée par deux contributeurs.
270
LA REVUE DE PARIS

n’avaient-ils pas touchés, ce formidable agitateur de l’âme humaine ? Quel effort pourrait jamais égaler, le sien ? Quel aigle pourrait espérer un plus haut vol ? Son œuvre gigantesque était là, terminée, au milieu des hommes. Par toute la terre retentissait le dernier chœur du Graal, le cantique de grâces : « Gloire au miracle ! Rédemption au Rédempteur ! »

— Il est fatigué, — disait le prince Hoditz, — très fatigué, très affaibli. Voilà pourquoi nous ne l’avons pas vu au Palais des Doges. Il a le cœur malade…

Le géant redevenait homme : pauvre corps courbé par la vieillesse et par la gloire, usé par la passion, mourant. Et Stelio réentendit en lui-même les paroles de Perdita qui avaient changé la gondole en un cercueil : les paroles qui évoquaient un autre grand artiste frappé, le père de Donatella Arvale… « L’arc a pour nom Bios et pour œuvre la mort. » Le jeune homme voyait devant lui le chemin marqué par la victoire, l’art si long, la vie si brève. « En avant, en avant ! Plus haut, toujours plus haut ! » À chaque heure, à chaque minute, il fallait essayer, lutter, se fortifier contre la destruction, la diminution, l’oppression, la contagion. À chaque heure, à chaque minute, il fallait tenir l’œil fixé sur le but, concentrer et diriger là toutes ses énergies, sans trêve, sans défaillance. Il sentait que la victoire lui était aussi nécessaire que l’air à ses poumons. Au contact du barbare, une furieuse volonté de lutte s’éveillait dans cet agile sang latin. « À vous maintenant de vouloir ! — avait crié Wagner, le jour où avait été inaugurée la scène du théâtre nouveau. — Dans l’œuvre d’art de l’avenir, la source de l’invention ne tarira plus jamais. » L’art était infini comme la beauté du monde. Pas de limites pour la force, et pour l’audace. Chercher, trouver, plus loin, toujours plus loin, « En avant ! En avant ! »

Alors un seul flot, énorme et informe, résuma toutes les aspirations et toutes les angoisses de ce délire, se creusa comme un gouffre, se dressa comme un tourbillon, se condensa, prit la qualité de la matière plastique, obéit à la même énergie inépuisable qui, sous le soleil, façonne les animaux et les choses. Une image extraordinairement belle et pure naquit de ce travail, vécut et resplendit avec une insoutenable intensité. Le poète la vit, la reçut dans ses yeux purs,