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LE FEU

tique, créer une statue divine. Alors cessait le silence étendu comme un voile sacré sur le poème accompli. La matière de la vie n’était plus évoquée par des symboles immatériels ; c’était la vie même qui se manifestait intégralement par le poète, le verbe se faisait chair, le rythme s’accélérait dans une forme respirante et palpitante, l’idée s’énonçait en la plénitude de sa force et de sa liberté.

— Mais, — disait Fabio Molza, — pour Wagner, le peuple se compose de tous ceux qui éprouvent une misère commune, entendez-vous ? une misère commune…

« Vers la Joie, vers l’éternelle Joie ! pensait Stelio. Le peuple se compose de tous ceux qui éprouvent un obscur besoin de s’élever, par le moyen de la Fiction, hors de la prison quotidienne où ils souffrent et sont esclaves. » Ils disparaissaient, les étroits théâtres urbains où, dans la chaleur suffocante et imprégnée de toutes les impuretés, devant un ramassis de ribauds et de courtisanes, les acteurs font métier de prostitution publique. Sur les gradins du théâtre nouveau, il voyait la foule vraie, l’immense foule unanime dont il venait de sentir l’odeur et d’entendre la clameur sous les étoiles, dans la conque marmoréenne. À ces âmes rudes et ignorantes, son art, même incompris, apportait grâce au mystérieux pouvoir du rythme un trouble profond, semblable à celui du prisonnier qui va être délivré de ses lourdes chaînes. Peu à peu, la félicité de la délivrance se propageait aux plus abjects ; les fronts ridés s’éclairaient ; les bouches accoutumées aux vociférations brutales s’épanouissaient dans la stupeur ; et les mains, les âpres mains asservies aux instruments du travail, se tendaient par un élan d’amour vers l’héroïne qui envoyait aux étoiles sa douleur immortelle.

— Dans l’existence d’un peuple comme le nôtre, — disait Daniele Glàuro, — une grande manifestation d’art compte beaucoup plus qu’un traité d’alliance ou qu’une loi financière. Ce qui ne meurt pas vaut mieux que ce qui est caduc. L’astuce et l’audace d’un Malatesta sont renfermées dans une médaille de Pisanello pour l’éternité. De la politique de Machiavel rien ne survit, sinon le nerf de sa prose…

« C’est vrai, c’est vrai ! pensait Stelio. La fortune de l’Italie est inséparable du sort de la Beauté dont elle est