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LA REVUE DE PARIS

imita le feu, l’eau, le tourbillon, les révolutions des étoiles. « La Tanagra, fleur de Syracuse, faite entièrement d’ailes comme une fleur est faite de pétales ! » Ainsi évoquait-il l’image de la Sicilienne, déjà célèbre, qui avait retrouvé l’art orchestique tel qu’il fut au temps où Phrynicus pouvait se vanter d’avoir en lui-même autant de figures de danse que soulève de vagues sur l’océan une orageuse nuit d’hiver. L’actrice, la cantatrice, la danseuse, les trois femmes dionysiaques, lui apparaissaient comme les instruments parfaits de ses fictions. Avec une incroyable rapidité, dans la parole, dans le chant, dans le geste, dans la symphonie, son œuvre se réalisait intégralement et vivait d’une vie toute-puissante devant la multitude subjuguée.

Il se taisait, perdu en ce monde idéal, attentif à mesurer l’effort nécessaire pour le manifester. Les voix de ceux qui l’entouraient lui arrivaient comme du lointain.

— Wagner affirme que le seul créateur de l’œuvre d’art est le peuple, — disait Baldassare Stampa, — et que l’unique fonction de l’artiste est de recueillir et d’exprimer la création du peuple inconscient…

L’émoi extraordinaire dont il s’était lui-même étonné lorsque, du trône des Doges, il parlait à la foule, vint le ressaisir. Dans la communion entre son âme et l’âme de la foule, un mystère était survenu, presque divin : quelque chose de plus grand et de plus fort s’était ajouté au sentiment habituel qu’il avait de sa personne ; il lui avait semblé qu’un pouvoir inconnu convergeait en lui, abolissant les limites de son être et conférant à sa voix solitaire l’harmonie d’un chœur. Il y avait donc dans la multitude une secrète beauté d’où le poète et le héros pouvaient seuls tirer des éclairs. Quand cette beauté se révélait par la soudaine clameur s’élevant au théâtre ou sur la place publique ou dans la tranchée, alors un torrent de joie gonflait le cœur de celui qui avait su la provoquer par le vers, par la harangue, par le signe de l’épée. La parole du poète, communiquée à la foule, était donc un acte, aussi bien que le geste du héros. Elle était un acte qui, de l’obscurité de l’âme innombrable, tirait une beauté instantanée : tel un statuaire prodigieux qui, d’une masse d’argile, pourrait, par une seule touche de son pouce plas-