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LE FEU

en regardant la femme qui, les paupières baissées et immobiles, les mains jointes sur les genoux, se recueillait toute dans une oraison intérieure.

Elle ne répondit pas ; et même, ses lèvres se serrèrent plus fort. Et tous deux restèrent à écouter, sentant revenir encore leur angoisse, comme un fleuve qui, après la cataracte, reprend la rapidité de son cours. Ils avaient tous deux la conscience confuse de l’étrange intervalle où avait soudainement surgi entre eux une figure nouvelle, où avait été proféré un nom nouveau. Le fantôme de la brusque sensation qu’ils avaient reçue en pénétrant dans l’ombre projetée par le flanc du vaisseau demeurait en eux comme un écueil isolé, comme un point indistinct mais persistant, autour duquel s’ouvrait une sorte de vide inexplorable. L’angoisse et la passion les reprenaient maintenant à l’improviste et les jetaient l’un vers l’autre, les rapprochaient avec tant de force qu’ils n’osaient pas se regarder dans les pupilles, par crainte d’y découvrir une convoitise trop brutale.

— Vous reverrai-je ce soir, après la fête ? — demanda la Foscarina, avec un tremblement dans sa voix éteinte. — Êtes-vous libre ?

Elle s’empressait maintenant de le retenir, de le faire prisonnier, comme si elle eût craint qu’il ne lui échappât, comme si elle eût espéré découvrir cette nuit-là quelque philtre capable de l’enchaîner à elle définitivement. Et, si elle comprenait que désormais le don de son corps était devenu nécessaire, pourtant, à travers la flamme qui la brûlait toute, elle reconnaissait aussi avec une atroce lucidité la misère de ce don refusé si longtemps. Et une pudeur douloureuse, mêlée d’effroi et d’orgueil, contractait ses membres défleuris.

— Je suis libre, je suis à vous, — répondit le jeune homme, tout bas, sans lever les yeux sur elle. — Vous savez que pour moi rien ne vaut ce que vous pouvez me donner.

Il tremblait, lui aussi, au fond de son cœur, devant les deux buts vers lesquels, ce soir-là, toute son énergie se tendait comme un arc : — la ville et la femme, toutes les deux tentatrices et mystérieuses, et lasses d’avoir trop vécu, et lourdes de trop nombreuses amours, et trop magnifiées par son rêve, et destinées à tromper son attente.