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LE FEU

met de la joie et de la douleur. « J’ai bien fait, j’ai bien fait d’attendre. Le changement des années, le tumulte des rêves, la palpitation de la lutte, la rapidité des triomphes, l’impureté des amours, les enchantements des poètes, les acclamations des peuples, les merveilles de la terre, la patience et la furie, les pas dans la fange, les essors aveugles, tout le mal, tout le bien, ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu sais et ce que tu ignores, tout a préparé la plénitude de ma nuit. »

Il se sentait suffoquer et pâlir. Le désir sauvage l’avait pris à la gorge, pour ne le plus lâcher ; et son cœur se gonflait de la même angoisse qu’ils avaient éprouvée tous les deux au crépuscule, en naviguant sur cette eau qui semblait couler pour eux dans une clepsydre effroyable.

Ainsi, tandis que se dissipait tout à coup la vision démesurée des lieux et des événements, cette créature nocturne lui sembla encore plus profondément se confondre avec la Cité aux mille ceintures vertes et aux immenses colliers. Dans la ville et dans la femme, il voyait maintenant ce qu’il n’avait jamais vu : l’une et l’autre brûlaient, en cette nuit d’automne ; la même fièvre courait par les canaux et par les veines.

Les astres scintillaient, les arbres ondulaient, un jardin s’approfondissait derrière la tête de Perdita. Par les balcons ouverts, les souffles du ciel entraient dans la salle, agitaient les flammes des candélabres et les calices des fleurs, traversaient les portes, faisaient palpiter les tapisseries, animaient toute la vieille maison des Capello où la tragédienne, que les peuples avaient couverte de gloire et d’or, amassait les reliques de la magnificence républicaine. Les fanaux des galions, les boucliers à la turque, les carquois de cuir, les casques de bronze, les caparaçons de velours, ornaient les appartements habités par la dernière descendante de ce merveilleux César Darbes qui seul avait soutenu la Comedia dell’ arte contre la réforme goldonienne et changé en une convulsion de rire l’agonie de la Sérénissime République.

— Tout ce que je souhaite, c’est d’être l’humble servante de cette idée, — dit la Foscarina à Antimo della Bella, d’une voix qui tremblait un peu : car ses yeux avaient rencontré le regard de Stelio.