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LA REVUE DE PARIS

ses énergies les plus secrètes pour les asservir au travail tout-puissant dans les édifices de fer et de cristal, les colonies abâtardies qui fermentent et se corrompent sur un sol vierge, toutes les foules barbares vers qui elle était venue comme la messagère du génie latin, toutes les masses ignares à qui elle avait parlé la langue sublime de Dante, tous les troupeaux humains d’où était montée vers elle, sur un flot d’anxiétés et d’espérances confuses, l’aspiration à la Beauté. Elle était là, créature de chair caduque, assujettie aux tristes lois du temps ; et un amas énorme de réalité et de poésie pesait sur elle, s’élargissait autour d’elle, palpitait selon le rythme de son haleine. Ce n’était pas dans la fiction seulement qu’elle avait jeté ses cris, étouffé ses sanglots ; c’était aussi dans la vie journalière. Elle avait violemment aimé, lutté, pâti dans son âme et dans son sang. Quelles amours ? Quels combats ? Quelles affres ? De quels abîmes de mélancolie avait-elle rapporté les exaltations de sa force tragique ? À quelles sources d’amertume avait-elle abreuvé son libre génie ? Certes, elle avait été témoin des plus cruelles misères, des plus sombres ruines ; elle avait connu les efforts héroïques, la pitié, l’horreur, le seuil de la mort. Toutes ses soifs brûlaient dans le délire de Phèdre ; et, dans la soumission d’Imogène, tremblaient toutes ses tendresses. Ainsi la Vie et l’Art, le passé irrévocable et l’éternel présent, la faisaient profonde, multanime et mystérieuse, magnifiaient par delà les bornes humaines ses destins ambigus, la rendaient pareille aux temples et aux forêts.

Et elle était là, respirante, sous les yeux des poètes qui la voyaient une et diverse.

« Ah ! je te posséderai comme dans une vaste orgie ; je t’agiterai comme un faisceau de thyrses ; dans ta chair experte, je secouerai toutes les choses divines et monstrueuses dont tu es lourde, et les choses accomplies, et celles qui, encore en travail, croissent au fond de ton être comme une moisson sacrée ! » chantait le démon lyrique de l’animateur qui reconnaissait dans le mystère de cette femme la puissance survivante du mythe primitif, l’initiation renouvelée du dieu qui avait fondu en un seul ferment toutes les énergies de la nature et, par la variété des rythmes, élevé les sens et les esprits humains, dans son culte enthousiaste, jusqu’au som-