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LA REVUE DE PARIS

Une amertume peut-être involontaire imprégnait ces paroles, où Stelio crut découvrir l’indice d’une aspiration vers une vie moins opprimée par la douleur inutile. Il devina en elle la révolte contre l’esclavage, l’horreur du sacrifice qu’elle s’imposait, le désir véhément de s’élever vers la joie, l’aptitude à être tendue comme un tel arc par une main forte qui saurait s’en armer pour une noble conquête. Il devina qu’elle n’avait plus aucun espoir de sauver son père et qu’elle s’affligeait de n’être désormais que la gardienne d’un foyer éteint, d’une cendre sans étincelles. Et l’image du grand artiste foudroyé se dressa devant lui, non sous ses traits réels, car il n’en avait jamais connu l’apparence caduque, mais telle que la représentaient à son esprit les idées de beauté exprimées par le génie de cet homme dans le marbre et dans le bronze durables. Et il regarda fixement cette image, avec une angoisse de terreur plus glacée que ne l’inspirent les aspects les plus atroces de la mort. Et toute sa force, et tous ses désirs, et tout son orgueil résonnèrent en lui comme un faisceau d’armes secoué par une main menaçante ; et il n’y eut pas une seule de ses fibres qui n’en tremblât.

Enfin la Foscarina souleva ce drap funèbre qui, tout à coup, parmi les splendeurs de la fête, avait changé la gondole en un cercueil.

— Regardez là-bas, — dit-elle en indiquant à Stelio le balcon du palais de Desdémone, — regardez la belle Ninette qui reçoit l’hommage de la sérénade entre sa guenon et son barbet.

— Ah ! la belle Ninette ! — s’écria Stelio qui, rejetant loin de lui sa pensée triste, s’inclina vers le balcon riant et, avec une cordiale vivacité, envoya un salut à la petite femme charmée d’écouter les musiciens, illuminée par deux candélabres d’argent aux branches desquels étaient suspendues les guirlandes des dernières roses. — Je ne l’avais pas revue encore. C’est le plus doux et le plus gracieux animal que je connaisse. Quelle bonne fortune eut ce cher Hoditz, lorsqu’il en fit la découverte derrière un couvercle de clavecin, en fouillant une boutique d’antiquaire à San-Samuele ! Que dis-je ? deux bonnes fortunes en un seul jour : la belle Ninette, et un couvercle peint par le Pordenone ! Depuis ce jour,