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LA REVUE DE PARIS

le prestige de quelques belles cadences. Et je me propose de parler ex tempore, pourvu que, du haut de son Paradis, l’esprit enflammé du Tintoret m’en communique la fougue et l’audace. Le risque me tente. Mais en quelle singulière erreur étais-je tombé, Perdital Lorsque la Dogaresse m’annonça la fête et me pria d’en faire les honneurs, j’entrepris de composer un discours d’apparat, une véritable prose de cérémonie, ample et solennelle comme une de ces grandes robes qu’enferment les vitrines du Musée Correr, non sans faire dans l’exorde une profonde génuflexion à l’adresse de la Reine, non sans tresser une pompeuse guirlande pour la tête de la Sérénissime Andriana Duodo. Et curieusement, durant plusieurs jours, je me complus à vivre en communion d’esprit avec un patricien de la Venise du xvie siècle, « orné de toutes les bonnes lettres, — ornato di tutte lettere » comme le cardinal Bembo, membre de l’Académie des Uranici où des Adorni, hôte assidu des jardins de Murano et des collines d’Asolo. Je sentais, cela est certain, une sorte de correspondance entre le tour de mes périodes et les massives corniches d’or qui encadrent les peintures au plafond de la Grande Salle. Mais, hélas ! lorsque j’arrivai hier matin à Venise et qu’en passant par le Grand Canal je baignai ma fatigue dans l’ombre humide et transparente où le marbre exhalait encore son esprit nocturne, j’eus l’impression que mes papiers valaient beaucoup moins que les algues mortes roulées par le flux ; et ils me semblèrent aussi étrangers à ma personne que les Triomphes de Celio Magno et les Fables marines d’Anton Maria Gonsalvi, cités et commentés par moi. Que faire, alors ?

Autour de lui, d’un regard il explora le ciel et l’eau, comme pour y découvrir une invisible présence, pour y reconnaître un fantôme survenu. Une lueur jaunâtre se répandait vers les dunes solitaires qui se dessinaient en linéaments minces, comme les veines sombres des agates. En arrière, vers la Salute, le ciel était parsemé de légères vapeurs, roses et violettes qui le faisaient ressembler à une mer glauque, peuplée de méduses. Des Jardins, tout proches, descendaient les effluves du feuillage saturé de lumière et de chaleur, si lourds qu’ils semblaient visibles et flottants sur l’eau bronzée comme des huiles aromatiques.