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alors oublié, entré dans un sommeil de vingt ans). Des poètes, et d’abord Hugo, presque seul, occupèrent pour les républicains un foyer de prestige comme celui qu’occupaient Henri IV et Louis XIV pour les royalistes, le Premier Consul et l’Empereur pour les impériaux. Au delà du lion bonasse de bronze qui veille sur l’urne du suffrage universel, comme le lion aveugle de Tartarin sur la sébile aux sous, on imaginera, avec Théophile Gautier, le vieux lion romantique et républicain, celui de l’Île hier et de l’Arc aujourd’hui.

Vivant ou mort, l’apothéose de Hugo occupa les trente dernières années du XIXe siècle, deux hémisphères de quinze ans ayant pour équateur la fête républicaine du 1er juin 1885. De 1870 à 1885 Hugo n’écrit guère que les recueils de l’Année Terrible, de l’Art d’être grand-père et de Religions et Religion. Le reste, les nouvelles séries de la Légende des Siècles, les Quatre Vents de l’Esprit, le Pape (un peu antérieur), la Pitié suprême, l’Âne, avait été écrit presque tout entier entre 1852 et 1860, production tropicale de ces années extraordinaires, végétation poétique qu’ont nourrie l’aliment rabelaisien des géants, les esprits des tables, l’inspiration de la solitude, la respiration de la mer et la familiarité de Dieu. Une prévision lucide avait fait garder ses poèmes de la maturité, par ce prudent capitaliste, pour la vieillesse et l’outre-tombe. Leur allure est en effet oraculaire, testamentaire. Tout se passe comme si le poète était resté halluciné par son drame des Burgraves, s’était proposé la vieillesse de Job, les tirades infinies et sonores lancées dans le burg romantique, devant des générations respectueuses et une descendance poétique sidérée.

Lié au XIXe siècle français, né presque avec lui, ce sont bien les cent ans du burgrave Job qu’il eût dû vivre, et il avait, mieux que Fontenelle, la santé qui les eût remplis. Mais ces cent ans, à défaut de sa destinée, sa volonté les lui acquit. Sa barbe et ses cheveux poussèrent dans le tombeau. D’après le conseil qu’à Jersey lui donna la voix des tables, il voulut que ses œuvres posthumes, jusqu’en 1902, remplissent ce siècle ; les poèmes épiques de la Fin de Satan et de Dieu, les recueils lyriques de Toute la Lyre et d’Océan, le livre satirique des Années funestes, les pièces dramatiques du Théâtre en Liberté.