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elle l’habitude de dire à Marie, — pourvu que cela aille clopin-clopant…

Oui, « pourvu que cela aille… », mais « cela » n’allait pas. Et la pauvre cellérière, prise entre l’enclume et le marteau, diminuait la portion de mamaliga et s’entendait chanter, par le village, la complainte suivante :

Chez nous, chez la Doudouca,
On fait la mamaliga pas plus grosse qu’une noix,
Et on la défend avec une massue,
Et on met les enfants dans les fers,
Pour qu’ils n’emportent pas la polenta dans leurs griffes[1].

De toutes les épaves recueillies par la Doudouca, Marie était la plus ancienne. La plus triste aussi, car, la quarantaine venue, sa seule passion était de servir sa maîtresse, sans avoir jamais connu un Toudoraki, ni la joie de l’enfance qui court avec les chardons, sans pouvoir pleurer sur des souvenirs créés par le Baragan.

Mais il est écrit que tout être humain doit verser des larmes, pour une cause ou pour une autre. Ainsi, par les belles nuits de septembre, en entendant les paysans la narguer avec cette ironique chanson villageoise, Marie allait s’effondrer sous le balcon de sa maîtresse, et pendant que celle-ci, perdue dans ses rêves de jadis, se voyait courir, toujours à côté de son amoureux, la brave cellérière, injustement accablée par le destin, pleurait sans tendresse sur sa vie faite seulement de pâle dévouement.

Cette histoire de « mamaliga, pas plus grosse qu’une noix » et qu’on défendait « avec une massue » ; cet épique sarcasme populaire qui affirmait qu’on « mettait les enfants dans les fers », pour qu’ils ne puissent pas « emporter la mamaliga dans leurs griffes » ; cette mélopée, tendre et cruelle à la fois, devint pour mon père une hantise.

— En quelques mots d’une parfaite construction poétique, elle renferme, — me disait-il, — toute la souffrance

  1. En Roumain :

    Pe la noi, Pe la Duduca,
    Face m’maliga cât nuca
    Si-o pazesfe cu maciuca.
    Si pune copchili’n hiare,
    Sa nu ia m’maliga’n ghiare
    .