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La Doudouca, — descendante d’une famille très riche, — s’était brouillée avec ses parents le jour où ceux-ci avaient voulu lui faire épouser de force un homme qu’elle détestait. Cela avait eu lieu lors de sa dixième année, quand depuis longtemps son cœur appartenait à un beau gars « aux yeux de cerf, à la crinière d’ébène et à l’allure de haïdouc », en compagnie duquel, chaque année en septembre, pendant son enfance, elle déguerpissait à la poursuite des chardons. Nul galopin, disait-on, ne savait comme ces deux-là si éperdument voler avec le Crivatz, avec le Baragan, et ses éternels chardons.

On n’en fit pas grand cas au début, mais plus tard, quand la Doudouca fut surprise dans les bras de son aimé, des hommes affreux soudoyés par le seigneur-père battirent, une nuit, Toudoraki avec une telle cruauté que le pauvre garçon ne se releva plus. La Doudouca jura alors devant l’icône de la Vierge de rester fidèle à l’assassiné. Elle tint parole. Ses parents la déshéritèrent et, en mourant, laissèrent toute la fortune à ses deux sœurs cadettes, qui en furent bien aises.

C’est à un oncle qu’elle devait la petite retraite que nous voyions. Cette retraite, mal administrée, fut, morceau par morceau, dévorée par « le Baragan assoiffé de poustiétati[1]. » Et cependant, quoique réduite presque à la misère, c’était encore « la bonne Doudouca » qui accueillait maternellement tous les domestiques dont la vie était impossible ailleurs. Elle partageait avec eux ce qui se trouvait, vivant comme une religieuse, ne se permettant aucun plaisir coûteux. Toute sa joie, c’était de contempler le Baragan, surtout à l’époque des chardons. On l’apercevait alors coulant de longues heures à se souvenir de sa jeunesse et, parfois, à pleurer, la tête sur la rampe du balcon.

Marie la cellérière était sa confidente et en même temps le poing qui dirigeait la ferme. Faible poing, certes, car la Doudouca lui interdisait d’être dure avec « son monde ».

— Que chacun fasse ce qu’il peut, ce qu’il veut, — avait-

  1. Désert, solitude.