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pas de revenir à la charge et de se lécher les doigts comme si c’eût été du miel. D’autres gamins préféraient à cette gourmandise les épis de maïs, déjà à moitié secs, qu’ils chipaient et grillaient au prix de mille peines. On les chassait, les uns et les autres, on blasphémait contre eux sourdement, on les battait à l’exemple des chiens qui rôdaient autour des braises et volaient le poisson en un clin d’œil.

Hommes et femmes besognaient avec lenteur, avec lassitude, la mine sombre, silencieux, jetant des regards furtifs à Marie la cellérière qui veillait sur cette « cour » où vraiment l’abondance ne régnait point. On voyait bien que l’ordre, la sévérité, ne régnaient pas davantage, et que chacun perdait son temps à ne rien fiche, mais, alors, pourquoi tous ces domestiques ?

Je me le demandai surtout quand je vis la cellérière distribuer avec parcimonie des tranches de mamaliga qui constituaient la ration d’un homme, mais dont on ne faisait qu’une bouchée.

— Oui, — me dit le père, — ici on se met à deux pour traire une vache et à quatre pour avaler le même morceau de mamaliga.

Assis sur des tabourets bas, entourant de grandes nattes, tous recevaient, en dehors de cette portion congrue de polenta, une strakina de saramoura[1]. C’était tout. Et encore, pour que nul n’en fût privé, on montait une vraie garde autour de la mamaliga au moment de son dépècement, car les gamins se jetaient à l’assaut comme des louveteaux affamés. J’ai vu enfermer l’un d’eux, qu’on disait le plus adroit à ce vol.

Personne ne se montrait étonné de cette vie-là. Une résignation naturelle se lisait sur toutes les faces. On parlait peu, en mangeant ce qu’il y avait et en buvant beaucoup d’eau. Le repas fini, les hommes allèrent s’accroupir près de quelque brasier à moitié éteint et griller des épis de maïs, qu’ils grignotaient paisiblement dans la nuit tombante, pendant que les chiens se battaient sur les déchets de poisson que les femmes leur jetaient.

Ce soir-là, nous comprîmes peu de chose, mais nous sûmes tout le lendemain.

  1. Assiette de terre cuite contenant du poisson grillé et trempé dans un peu d’eau. On y ajoute à volonté du sel et du piment : c’est la saramoura.