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— Approchez-vous, — fit la Doudouca, se penchant sur la rampe.

Nous laissâmes Oursou dehors et vînmes sous le balcon, les caciula à la main. Elle nous dévisagea longuement, avec de grands yeux tendres qui me chauffèrent le cœur. Et lorsque, sur ses brèves questions, le père lui eut tout raconté :

— Pauvres diables ! — murmura-t-elle.

Ses vêtements noirs, démodés, la rendaient sévère, mais le timbre de sa voix bienveillante effaçait cette dureté.

— Et vous avez un chien, — soupira-t-elle.

— Faut-il le tuer ? — demanda le père.

— Non… Un chien trouve toujours sa nourriture. Restez ici, avec les autres. Et puisque vous vous y connaissez en fait de poisson, commencez par faire un peu de salaison pour la ferme.

— Ça y est ! — dit le père, en s’éloignant ; — nous n’en aurons jamais fini avec ce sacré poisson !

Et son visage s’allongea, saisi de détresse. Nous nous voyions retomber dans cette existence farcie de boyaux écœurants, de sel qui vous brûle à la moindre écorchure, d’écailles qui vous sautent aux yeux, d’arêtes dangereuses qui peuvent vous empoisonner le sang : toute cette vie de Laténi que nous connaissions si bien et que nous venions de fuir.

Comme pour confirmer nos craintes, à l’instant même la cour s’emplit d’une fumée épaisse provenant du poisson salé qu’on grillait pour le repas du soir. Et quel poisson ! Ce petit brochet et cette malheureuse carpe aux écailles noirâtres que nous appelions du « fretin phtisique » et qu’on peut ramasser avec la pelle dans les vases puantes. Oursou en mangeait de meilleur à Laténi.

Mais, avant de nous mettre à table, nous nous aperçûmes que tout allait de pair, chez la Doudouca. Autour du tchéaoune où bouillait la mamaliga, des enfants squelettiques dansaient une ronde d’affamés, prêts à ramasser avec le doigt les gouttes de terciu qui sautaient sur le facaletz[1]. Ce faisant, ils se brûlaient les mains, ce qui ne les empêchait

  1. Le terciu, c’est le jus de la polenta en train de bouillir ; le facaletz, le bâton dont on se sert pour remuer cette bouillie.