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bien en avant de nous, jouait ce soir-là, comme jamais, de son caval longtemps oublié :

Ils sont partis les Olténiens…

Des deux côtés de la Yalomitsa, les terres sont fertiles, les fermes nombreuses. Ici le Baragan ne mord qu’avec des dents brisées.

Nous errâmes pendant trois jours entre Hagiéni et Platonesti, à la recherche d’une place d’argat[1], mais on nous rebuta partout. À la fin, exténués, nous échouâmes un soir devant la porte d’une méchante ferme, un conac délabré qui voulut bien nous accueillir. C’était une demeure pauvrement seigneuriale, avec peu de bétail et peu de culture, sise à une lieue du village. Le Baragan la guettait déjà, avec son envie féroce de tout dévorer. Et elle, tristement cernée par la solitude, semblait n’opposer aucune résistance à cet ogre amoureux d’immensité inhabitable.

À notre arrivée, une bonne odeur de mamaliga en ébullition vint nous chatouiller les narines et invita Oursou à remuer aimablement la queue. Les domestiques, — hommes, femmes et enfants, — déambulaient par toute la cour, alors que les poules se dirigeaient, myopes, vers leurs perchoirs.

Ce fut la cellérière qui nous accueillit, une femme à l’aspect citadin, aux nombreuses clefs accrochées à la ceinture et au visage volontaire. Elle ne nous interrogea pas longtemps et s’en alla crier sous une fenêtre :

— Doudouca ! Doudouca[2] !

La personne qui apparut sur le balcon était une vieille aux cheveux blancs, grande, noblement ridée et très maigre, mais se tenant bien droite. Elle demanda d’abord qu’on fît taire les chiens, qui aboyaient contre nous, puis :

— Qu’y a-t-il, Marie ?

— Deux bouches étrangères, qui demandent le gîte et, si possible, du travail.

  1. Garçon de ferme.
  2. Mademoiselle.