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À force de vivre des heures si tragiques, à un âge où d’autres enfants s’amusent encore, mon cœur chavirait. Je ne pouvais surtout plus entendre parler de fusillades, d’exécutions, de tortures. Cela me donnait tout de suite un mal de tête affreux. C’est ainsi que, le matin de notre départ de Radovanu, comme je me défendais d’entendre les paysans répéter les mêmes horreurs, j’attrapai la fin d’une histoire qu’un homme racontait et qui me glaça le sang :

« … Le pauvre Marine n’était nullement fautif. Ancien pêcheur à Laténi, il travaillait de-ci de-là, tout en jouant de sa flûte. On l’arrêta, parce qu’on avait dit qu’il chantait partout une nazbâtia villageoise où il était question d’une mamaliga, pas plus grosse qu’une noix, et qu’on défendait avec une massue pour que les enfants ne l’emportent pas dans leurs griffes. C’était donc un instigateur. Et on le fusilla ! »

— Je crois qu’il s’agit de ton père ! — fit Yonel.

Je le croyais aussi, mais je ne sentais plus rien, sinon que ma poitrine se vidait lentement. Et, chancelant, j’allai me jeter, comme un chat assommé, sur le foin de la voiture. Plus tard seulement, alors que mon compagnon fouettait les chevaux, faisant voler la voiture au milieu des champs ensoleillés, je m’agrippai à lui et lui demandai :

— Où allons-nous, Yonel ?

— Dans le monde, Mataké, les chardons à nos trousses !

panaït istrati