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Par des chemins pleins de patrouilles, nous arrivâmes le soir à Rodavanu, morts de fatigue et de peur. Le pays était tranquille, ou on l’avait déjà tranquillisé. En tout cas, nous fûmes heureux de pouvoir aller tout droit à une auberge, de mettre les chevaux à l’écurie et de nous enfermer pendant toute une semaine, sans délier nos langues.

Mais si nous n’avions pas envie de parler, nous ne pûmes pas nous empêcher d’entendre. Et, du matin au soir, on ne parlait que d’horreurs : d’un bout à l’autre du pays, il n’y avait que fusillades sans jugement, toujours sur une simple dénonciation. Il ne s’agissait plus de misère, de famine et d’oppression, mais seulement de « juifs » et « d’instigateurs ». C’étaient eux qui avaient soulevé le pays. Pour éviter aux soldats de tirer sur leurs propres parents, on les envoyait très loin de leur pays d’origine, et ils tiraient sur les parents des camarades envoyés ailleurs. Ceux qui se refusaient à tirer sur qui que ce soit « dans son pays », on les passait par les armes, ou on les jetait dans les bagnes. Il n’y avait plus de place dans les prisons pour y mettre du monde. Et des prisonniers passaient chaque jour.

Le lendemain de notre arrivée, un gendarme vint à l’auberge escortant un jeune homme qui paraissait être un étudiant. Il ne pouvait plus se tenir debout, tant on l’avait battu. Les paysans s’empressèrent de lui faire servir à boire, car il criait de soif. Le gendarme leur lança :

— Faut pas avoir pitié ! C’est un « dangereux instigateur ! » Et un jidane !

Tout battu qu’il fût, le jeune homme se leva :

— Oui, je suis juif ! — cria-t-il. — Mais « instigateur », non ! C’est votre esclavage, paysans, qui est l’instigateur ! Souvenez-vous des paroles prophétiques du grand Cosbuc, qui n’est pas « jidane », ni « instigateur », — dans son poème Nous voulons de la terre :

Que Dieu, le Saint, ne nous pousse pas
à vouloir du sang, et non de la terre :
Seriez-vous des Christs, que vous ne nous échapperiez
pas même dans la tombe !