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fut tout, car je m’évanouis, pendant que nos chevaux, emballés, continuaient leur galop.

J’ai dû rester un bon moment sans connaissance. Revenant à moi, un fort mal de tête me fit gémir. Yonel conduisait au pas, toujours en rase campagne, mais un village était déjà en vue. Mon compagnon pleurait :

— Tu sais qu’ils ont tué Costaké ? — me demanda-t-il.

— Je sais qu’il est tombé de la voiture…

— Il est mort ! J’ai été le voir.

— Et les soldats ?

— Que le diable les emporte ! Ils ont disparu aussitôt. Alors j’ai arrêté. — Et maintenant, où allons-nous ?

Je ne répondis pas, et nous continuâmes la route, muets, jusqu’à un croisement, où un vieux paysan, qui venait à pied du village, nous demanda d’où nous étions. Nous lui racontâmes le massacre de Trois-Hameaux. Il s’épouvanta et nous épouvanta :

— Malheur à vous ! Chez nous aussi il y a eu, hier, soulèvement : n’y allez pas, vous serez arrêtés ! On arrête presque tous ceux qu’on ne tue pas !

— Avez-vous été bombardés ?

— Non, pas de canons, mais on fusille, en tas, des malheureux que les ghiabours désignent comme « instigateurs ». Et, — horrible chose ! — on leur fait creuser d’abord leur propre tombe ! — C’est la fin du monde, mes enfants… Ils font de nous ce qui leur plaît, comme sur le Baragan…

— On n’a jamais tué tant de monde sur le Baragan, — dis-je. — Nous sommes de là-bas, et nous voudrions y retourner.

— Vous voulez aller vers Yalomitsa ? Prenez alors ce petit chemin, à votre gauche, jusqu’à la grande route qui mène, du côté droit, au pont de l’Argesh, puis descendez avec la rivière jusqu’à Radovanu. Et que Dieu soit avec vous !