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prouvant aux paysans qu’il n’est pas permis à tout le monde de se gaver.

Lorsque notre voiture, après mille peines, déboucha enfin sur la grand’route, l’aube fulgurante et un vol de corbeaux nous saluaient à l’horizon. Alors Costaké se mit à conduire comme un fou, n’arrêtant pas une minute de frapper les chevaux.

Cette sortie du village, en pleine nuit, sous la canonnade, je l’appellerai toujours « une sortie de l’enfer ». Un moment, nous désespérâmes de réussir. Les obus tombaient partout. Les chaumières en flammes dispersaient à tous les vents leur toit de paille brûlante. On ne faisait plus attention aux cadavres qu’on heurtait à chaque pas, mais aux survivants qui s’accrochaient à nous et nous empêchaient de fuir.

Toudoritza et la femme de Costaké, Patroutz dans les bras, furent tués, tous trois, par le même obus. Les autres, ceux de la maison, disparurent avec ceux qui fuyaient à travers jardins et champs. Resté avec Yonel et moi, Costaké attela, alors, après avoir fourré dans un sac quelques provisions et le peu d’argent qui restait.

— Nous tenterons le coup, mes braves, — fit-il, tristement. — Si ça réussit nous irons à Hagiéni… Mais ce sera dur, car maintenant ce sont les chardons qui courent après nous. Et ils sont en flammes ! — C’est égal… Nous l’avons voulu…

Au moment où il allait embrasser les trois morts qui gisaient dans la tinda, notre maison commença à brûler, à son tour.

— Voilà votre tombe ! — dit-il à ses morts.

Puis, durant le reste de la nuit, nous ne fîmes que cahoter par les chemins les plus impossibles et guerroyer contre les fuyards qui se jetaient en grappes dans la voiture, l’alourdissant.

Au bout d’une lieue de belle route, les chevaux stoppèrent d’eux-mêmes, épuisés, écumants. Il faisait jour. Une grande