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Je pris peur et m’en allai voir ce qui se passait dans les autres parties du bâtiment. Je tombai sur un groupe de gamins et fillettes qui, Brèche-Dent en tête, dévalisaient une grande chambre pleine de jouets, — tous les jouets de la terre ! Ils en avaient plein les bras : oursons, chevaux, poupées avec leurs meubles, locomotives avec rails et wagons, boîtes avec des soldats de plomb, voiturettes, barques à voile et un tas d’autres choses. Pendant que je parlais avec eux, Stana passa en trombe, tout échevelée et ballottant son gros ventre, une vraie harpie. Quelqu’un cria :

— Méfiez-vous ! Elle est folle !

Nous nous réfugiâmes sur la galerie-balcon, d’où nous vîmes les beaux attelages du boyard prendre le chemin du village. Une dizaine de chars. Des bœufs blancs comme le lait et avec de vastes cornes. On avait chargé de tout : sacs pleins de malaï, de farine, de grains, du fourrage, du foin et de l’avoine, du porc salé, des jambons, des saucisses, des volailles ; un char était chargé de vin en bouteilles, avec un baril d’eau-de-vie. On avait pris même du bois à brûler. Assises sur le char de tête et cahotant les unes contre les autres, des femmes pleuraient sur les cadavres de leurs hommes.

Nous étions à regarder ce départ-là, quand une détonation ébranla tout le konak, brisant des vitres. Un gros nuage, noir comme le goudron, remplit la cour, puis les flammes enveloppèrent les dépendances où se trouvait le dépôt de benzine. Nous décampâmes à toutes jambes, oubliant jouets et tout. En traversant la cour, j’aperçus Toudoritza qui, — le dos appuyé contre la muraille, aveuglée, étourdie, — criait sans arrêt aux paysans pris de panique :

— Libérez les chevaux et les vaches !… Ouvrez le poulailler !

Il était midi quand nous arrivâmes dans le village, où les pleurs, les cris, le va-et-vient, donnaient une idée de ce qu’avait dû être l’affolement de nos villageois au temps des béjénari fuyant les Turcs. Au spectacle du konak, — immense embrasement qui vous faisait dresser les cheveux