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cieuse qui suivit, des clameurs retentirent à l’intérieur du konak, un mouvement se produisit, puis huit argats, fusil à la main, surgirent sur la galerie, au-dessus de nos têtes, deux salves crépitèrent et par deux fois une grêle de balles sema la mort et le désespoir parmi nous. Élie le rouquin fut tué à côté de moi. Costaké et Toudoritza s’en tirèrent avec quelques blessures aux doigts. Yonel et moi, nous ne fûmes pas touchés. Dans la masse, on compta cinq morts et beaucoup de blessés.

Alors la rage ne connut plus de limite. Le konak envahi, chacun fit à sa tête, et d’abord on régla leur compte aux argats qui avaient tiré. Tous les huit furent massacrés. Pour les découvrir, on brisa les portes fermées, on fouilla de la cave aux combles. Deux d’entre eux, qui s’étaient échappés dans la campagne, furent rejoints et percés à coups de fourches. Mais, dans cette lutte désespérée, encore trois des nôtres laissèrent leur vie.

On ne fit rien aux autres domestiques. On les laissa fuir, suivis, peu après, par la femme et les deux fillettes de l’administrateur. Celles-ci partirent en voiture, mêlant leurs larmes à celles des paysannes qui pleuraient leurs morts.

Puis, la ferme fut mise à sac et dévastée. Pendant que dans la cour on chargeait des vivres, dans les appartements on se livrait à une destruction systématique. Le bureau du maître, plusieurs hommes le démolissaient à coup de hache. Costaké était de la partie. Toudoritza et quelques autres femmes accomplissaient la même besogne dans les chambres de madame la « boyaresse ». Je m’y trouvais juste au moment où elles se ruaient sur le salon. Ici, étonnement : Stana, seule, horrible à voir, frappait à grands coups de hache et à deux mains dans un piano qui n’était déjà plus qu’un tas de ferraille et de bois en miettes. Nous l’entourâmes, un peu effrayées de son acharnement. Toudoritza lui dit :

— Une fois j’ai voulu te voir morte ! Maintenant je veux t’embrasser.

Et elle voulut l’embrasser, mais l’autre, sourde, continua à frapper des coups inutiles. Après chaque ahan, ses lèvres balbutiaient quelque chose d’incompréhensible et les cheveux, lui couvraient le visage. Elle transpirait fort.