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Nous sommes là, à une demi-lieue de la maison. Alors le père dit à Gravila :

— Frère, vois-tu : le chien ne veut plus de cette chaumière ! Prends tout ce qui s’y trouve, nous n’y allons plus… Nous allons « dans le monde » : moi, ce garçon et ce chien. Que ce soit à toi, Gravila, cette gospodaria qui n’a plus de femme !

Debout dans sa charrette, Gravila songe un instant, mâchonnant un bout de sa moustache :

— Tu as raison, Marine, — fait-il. — L’homme qui n’a ni terre ni femme, n’est bon à rien. Va donc « dans le monde. » Et voici trente francs pour le bois que je tirerai de ta demeure.

Puis, me montrant avec son fouet, il ajouta :

— Celui-là me paraît un agité… Gare à lui, au temps des chardons… Il est capable de te plaquer ! Marie-le dès qu’il aura ses dix-huit ans, donne-lui une femme avec un peu de terre et bricole autour de leur foyer.

— Je n’en ferai rien ! — s’écria le père. — À Dieu le commandement…

Gravila haussa les épaules et repartit.

Nous restâmes au milieu de la route déserte, avec notre baluchon et Oursou qui nous demandait du regard ce que nous allions faire.

Longtemps, raide comme un poteau, le père contempla éperdu l’horizon de Laténi où, pendant huit années, il avait éventré du poisson et espéré. Alors, pour la première fois, je me souvins de ses paroles, jetées comme un blasphème en plein Baragan : « Si tu n’avais pas voulu m’accompagner, je ne serais pas parti, non pour rien au monde… »

Une église lointaine, sonnait les vêpres, quand nous nous mîmes en route, allant vers le nord, vers la Yalomitsa, vers d’autres contrées. L’océan de chardons remuait ses vagues aux crêtes embrasées par le crépuscule ; les mamelons, avec leurs sommets chauves et arrondis, veillaient sur le désert. Dans le ciel limpide, grues et cigognes tournaient en rond leur danse d’adieu qui précède de peu le départ. J’avais mal à la nuque à force de les regarder, et le cœur gros de me savoir, moi, rivé à la terre.

Oursou me devançait en happant des insectes. Le père,