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Aux hommes, elle n’apporta rien. Car, les bienfaits du soleil tombant sur une terre nue, sur des arbres nus, sur l’eau des rivières et sur des villages affamés, au sortir de l’hiver, ne pouvaient remplir le ventre creux des hommes et celui des bêtes qui leur restaient.

On voyait des paysans, la démarche déséquilibrée, les gestes insensés, la parole miaulante, les yeux fureteurs, — s’en aller en groupe vers les champs. Ils regardaient la belle terre noire, longuement, longuement, comme des hallucinés, et rentraient, ivres d’impuissance : ils n’avaient plus de bêtes de somme, plus de forces, point de semences et même cette terre ne leur appartenait pas. Leur état d’âme n’était ni le découragement ni la révolte, mais une espèce de délire qui les saoulait. J’ai vu des hommes parler tout seuls, trépigner comme des enfants, se gratter la tête, croiser les bras, se frotter les mains à les rompre.

Soudain, une nouvelle tomba dans le village, comme l’éclair d’une explosion. En Moldavie, les paysans avait brûlé le konak du grand fermier juif Ficher ! C’est M. Cristea qui nous lut cette nouvelle dans un journal. Et ce journal concluait : Cela apprendra aux juifs à exploiter les paysans jusqu’au sang. À bas les Juifs !

Les cojans qui écoutaient se regardèrent les uns les autres :

— Quels Juifs ? Dans notre département il n’y en a pas ! Et même ailleurs, ils n’ont pas le droit d’être propriétaires ruraux. Or, les fautifs, ce sont les propriétaires, non les fermiers.

À ces paroles toutes les faces se tournèrent du côté du konak.

Costaké dit :

— Ça va barder… Le Baragan commence à faire flamber ses chardons !

Nous étions devant l’auberge de Stoïan. Des villageois, loqueteux, hâves, courbaturés, venaient l’un après l’autre, fébriles, et questionnaient en balbutiant. Alors nous nous aperçûmes que cette nouvelle n’était pas le seul événement de ce jour-là, et qu’avec elle, un second gendarme nous tombait sur le nez. Ils étaient présents, naturellement, ces deux « piliers de l’oppression », bien nourris, bien vêtus,