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— Tuez-le !

Ils le jetèrent dans la cour du konak et lui piétinèrent la poitrine jusqu’à ce qu’il expirât, sous les yeux du gendarme.

Quelques jours après ce forfait resté impuni, vint chez nous M. Cristea, l’instituteur de la commune, un homme plein de bonté, fort honnête, travailleur infatigable. Il avait passé ses vacances d’été à Bucarest, chez un parent, et il nous raconta ce qu’il avait vu dans la Capitale :

— Bucarest est une grande foire de luxe, — dit-il. — Nos boyards saignent la nation pour fêter « quarante ans d’abondance et de règne glorieux de Charles Ier de Hohenzollern, 1866-1906 ». Les mots « abondance », « prospérité », « gloire », couvrent tous les murs. On a badigeonné toutes les façades, on a pavoisé. Le soir, c’est une féérie. Le Filaret, qui était un terrain vague puant, est devenu une cité éblouissante. C’est là leur fameuse Exposition, tout entière d’édifices blancs, surgis comme dans les contes. On y expose de tout, et surtout des « maisons paysannes », un « village roumain » que nous ne connaissons pas ; des familles de cojans grassouillets et vêtus de costumes du pays qui doivent être, tous, des maires, du bétail incroyablement beau qui n’est pas celui que nos chiens viennent de dévorer. — Des millions jetés par la fenêtre ! — Pendant ce temps, le pays agonise. Nous dépérissons à vue d’œil. On nous assassine. Hier on tuait Tanasse, par ordre. L’autre jour, j’ai vu conduire à l’hôpital, dans une charrette, le malheureux qui avait osé distribuer au paysans la Constitution, « brochure subversive », disait le gendarme assommeur. — Où allons-nous ? Qu’allons-nous devenir ?

Première semaine de cet inoubliable mois de mars 1907… l’année qui suivit l’Exposition, ainsi qu’on l’appelle encore aujourd’hui.

Dès la mi-février, une chaleur égale et de plus en plus bienfaisante remplit le ciel, fondit les neiges, rendit aux ruisseaux leur murmure, aux oiseaux leur pépiement, aux arbres leurs bourgeons et à la terre son beau visage noir.