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couvre-lits et d’énormes essuie-mains, tout de fil et de borangic tissus, sortirent des caisses, en avalanche, et allèrent tendrement parer qui un lit, qui une fenêtre, qui une glace ou un tableau ; après quoi, Toudoritza nous défendit « à tous » de mettre les pieds dans les « chambres des grands jours ».

Le même ordre se fit un peu partout, dans le village, là où la maison avait une fatamare[1]. Les autres aussi mirent toute leur bonne volonté à honorer le père Noël, chacun selon ses moyens. Et quelle tristesse pour ceux, — « pauvres collés à la terre » — qui n’eurent que leurs soupirs pour fêter la naissance du Seigneur !

Mais, que ce fût sur un joyeux bien-être ou sur de navrantes tristesses, la même neige tomba sans arrêt pendant des jours et des nuits, indifférente au bien, indifférente au mal. Balayée, au début, refoulée avec la pelle, puis rangée en de longs « troïans[2] », elle continua avec patience son paisible ensevelissement, étouffant dans la même tombe cris de joie et cris de douleur. On ne vit plus d’hommes conduire le bétail à l’abreuvoir, plus de femmes causer par-dessus une palissade. Plus d’enfants et de chiens non plus, car la neige dépassait la hauteur d’un homme. Tout bruit s’était endormi. Toute tache noire avait disparu, des champs comme du village, dévorée par le déluge de blancheur. Même les toits fumants et les branches des arbres se distinguaient à peine dans cet océan de silence blanc. Seul, le konak, avec sa masse brune, ses lumières graves et son bonheur bâti sur des misères, se voyait de jour et de nuit, tout en haut sur la colline, bravant un ciel d’enterrement et une terre mourante.

Ce fut par un tel temps qu’arriva « la nuit de Saint-André », celle où la jeune fille paysanne interroge son destin sur la nature de l’époux qu’il lui réserve. Le procédé est risqué, parfois macabre. Peu avant minuit, elle doit se tenir, — complètement nue et la chevelure défaite, — devant une glace éclairée par deux bougies. Alors, regardant « droit au fond de la glace », elle voit passer celui qui lui est destiné : jeune ou vieux, beau ou laid, citadin ou laboureur. S’il est mort, il passe sous sa forme de squelette, le cercueil au dos,

  1. Jeune fille à marier.
  2. Tas.