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Dieu aussi. Il ne leur restait que l’alcool, le grand consolateur autorisé par Dieu et par la loi. L’alcool seul pouvait satisfaire tout le monde. Sauf les femmes.

Les femmes payaient pour tout le monde : pour le mari, pour Dieu, pour la loi, pour le boyard, pour le manque de fourrage, et même pour le mauvais temps. Chaque soir, sur les oulitza[1] ténébreuses et défoncées, on pouvait voir une épouse, une mère, une sœur, poussant vers la chaumière un paysan qui s’écroulait tous les dix pas. La femme le suivait, dans la boue, et elle recevait quelques bons coups. D’autres bons coups l’attendaient à la maison. Les lendemains matin il y avait toujours le repentir, car l’homme, au fond, n’était pas une brute. Il aidait alors au ménage, s’occupait du bétail, charriait l’eau et passait une bonne partie de la journée à trier les ciocani, brûlant les uns, desséchant les autres autour de la soba. Les foyers, d’habitude propres, devenaient ainsi des écuries : boue et moisissure jusque sur la table.

— Est-ce que l’enfer pourrait être pire, Seigneur ! — se lamentaient les femmes.

Accroupi près du feu et cousant une opinca, l’homme répondait :

— Il faudrait brûler un jour tous les konaks et même Bucarest…

Mais cela, il ne pouvait pas le faire seul, ni le jour même. Il pouvait tout au plus reprendre le chemin de l’auberge. C’est ce qu’il faisait, vers le soir, quand l’ennui, le pressentiment de l’avenir sombre et quelques voisins, aussi malheureux que lui, survenaient et lui rappelaient l’heure de la douce consolation.

Chez père Toma, — ou chez « les carrossiers », comme on disait, — il n’y avait pas beaucoup plus de bien-être. La famine ne les menaçait pas, il est vrai, mais le manque d’argent pour le paiement des dettes était le même, surtout en cette année de sécheresse, où peu de villageois avaient été disposés à commander de nouvelles voitures. Les répa-

  1. Sentiers.