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protégée par le boyard, son puissant amant, elle se tirait de la misère, devenait presque « une dame ». C’est cela plutôt, qui faisait du mal aux commères du village :

— Mais, — disaient-elles, pour se consoler, — cela ne lui portera pas bonheur, car Tanasse ne l’aime guère ! Tanasse aime Toudoritza.

C’était vrai. Un soir, dans la taverne de père Stoïan, j’avais entendu Tanasse chanter une chanson, alors à la mode, et qu’on eût dit faite pour lui :

Viens que je t’embrasse sur les cils,
Toudoritza néné !
Et sur les yeux, et sur les sourcils,
Toudoritza néné !

— Gare à toi, Tanasse, que Stana ne t’entende ! — lui criait le père Stoïan.

— Elle n’a qu’à entendre ! — répondait-il, l’air narquois et feignant l’indifférence, quoique au fond navré de cette affaire.

— C’est un beau ménage que vous ferez là ! — railla un paysan.

— Et puis après ?… — s’écria Tanasse, la moutarde lui montant au nez.

— Rien… — fit l’autre, baissant le ton. — Je voulais seulement te dire que tu seras malheureux…

— Ça va, ça va, douce âme !…

On craignait Tanasse dans le village et même plus loin. Il buvait peu, se fâchait vite et cognait dur lorsqu’on en venait aux mains. Cependant, il paraissait doux, à en juger d’après ses yeux rêveurs, sa bouche souriante, ses mouvements lents.

Un autre jour, j’eus le plaisir de causer avec lui. C’était pendant le battage du maïs. Père Toma possédait une batteuse à main, machine chère, que tout villageois ne pouvait se payer. Aussi la prêtait-il volontiers, car il souffrait de voir, « au temps des machines, les paysans mettre les épis dans un sac et frapper dessus avec des gourdins, puis décortiquer à la main, comme au temps de Jésus-Christ », disait-il. Et, sortie de chez lui, la batteuse allait d’une chaumière à