Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.

voyant faire cela, mon père leva son verre de vin et voulut, à son tour, arroser le sol, mais il resta le regard cloué sur Gravila, comme pour lui demander : à qui penses-tu ? Le paysan ne répondit pas, me jeta un coup d’œil à la dérobée, tordit sa moustache et je le vis faire signe au père, en remuant ses sourcils.

Je compris et fondis en larmes. Alors, soulagé, Gravila raconta brièvement, pendant que je pleurais dans mes mains :

— Oui, elle s’est éteinte, la pauvre femme… Une piqûre au doigt, avec une arête, en éventrant du poisson… Rien du tout, eût-on dit, une sgaïba… Mais cela s’est envenimé en moins de huit jours. Alors elle vint me trouver à Facaéni… Comme je devais partir le lendemain avec un chargement pour Calarashi, ma femme la fit coucher chez nous ; et dès le petit jour nous prenions la route. Elle a crié tout le long du chemin, sans fermer l’œil une seule nuit. Avant-hier soir nous arrivions ici, droit à la porte de l’hôpital. Pendant la nuit elle y rendit son âme. Hier on l’a « charcutée » et enterrée. L’homme ajouta, après une pause :

— Anica vous a fait ses pardons et vous a pardonné.

— Pardonnée soit-elle, devant le Seigneur ! — dit le père, en éparpillant quelques gouttes de vin.

— Nous la suivrons tous, un jour, — dit Gravila.

Et il glissa près de l’assiette du père un gros mouchoir en pelote, que je reconnus, la basma rouge dont mère s’enveloppait la tête pendant la pêche :

— Ses sous, — fit-il, — une douzaine de francs, je crois, qu’elle m’a dit.

Les yeux hagards sur la table, le père murmura :

— Maudit Baragan… Et ce poisson maudit… Seigneur, que c’est dur d’aller jusqu’au bout de ce calvaire de vie !…

— Que la glaise lui soit légère[1], — dit Gravila, trinquant avec le père.

Puis :

— Quels malheurs disais-tu avoir subis sur le Baragan ?

— Le cheval mort, la charrette émiettée, et le poisson perdu…

  1. Expression rituelle stéréotypée.