Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/61

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Aussi je poussais bravement la scie, en mangeant du pain et du fromage. Du pain ! Que j’étais content d’en pouvoir manger ! Vraie brioche, à côté de notre éternel poisson de Laténi.

Le soir, crevés de fatigue, nous nous régalions de bonnes sarmale[1], dans une auberge du marché aux grains, dont l’aubergiste, qui connaissait mes parents, nous permettait de coucher pour rien dans quelque coin de grange. Toutefois le père payait chaque jour un litre de vin, afin de ne pas paraître trop calik[2]. Et ainsi de suite pendant toute une semaine. Encore une, dont le travail nous attendait, et nous aurions pris le chemin de Laténi, pour porter à la mère son argent. Il n’y avait même pas de cojans en voiture pour s’offrir à nous conduire jusqu’à Fétesti et au delà.

Ils nous y ont conduit, pourtant. Nous partîmes avant même d’avoir entamé cette seconde semaine de travail, mais pas pour aller rejoindre la bonne mère, car elle était morte.

Nous ne nous doutions de rien, ce soir-là, à l’auberge, quand Gravila Spânn de Facaéni y apparut, le fouet sur le bras, tout couvert de poussière, et dit à mon père, avec sa gaillardise habituelle :

— Ah, c’est ainsi, Marine ! Et tu te paies des sarmale, et ton Anica…

— Oui, je le sais, — fit le père, en lui serrant la main, — je le sais : Anica nous attend impatiemment. Mais nous avons subi des malheurs, à travers ce sacré Baragan. Assois-toi et dis-nous un peu comment ça va à la maison.

Gravila prit place, à ma droite, regarda drôlement mon père, qui était en face de moi, ôta son bonnet et cracha :

— Apporte-moi une tchinzéaca de tsouïca ! — cria-t-il à l’aubergiste.

Et en levant le premier verre, sans mot dire, il écarta le bras et versa d’abord quelques gouttes sur le plancher[3]. Le

  1. Boulettes de viande.
  2. Mesquin, avare.
  3. On ne fait ce geste, selon les rites orthodoxes, que lorsqu’on veut saluer la mémoire d’une personne décédée et dont il est question.