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— D’ailleurs je sais que c’est cela qui t’a poussé dans la gueule du Baragan… Maintenant, le malheur est fait ; nous pourrons même galoper ensemble !

— Nous retournons à Laténi ? — demandai-je.

— Nous allons d’abord à Calarashi ; c’est le chef-lien du département, dont la chanson dit :

Negustor, negustorash,
Haï, la târg la Calarash !
(Négociant, petit négociant,
Allons au marché de Calararashi !)

Le brave père, qui dérida un peu son visage ! Je lui baisai vivement la main, et il me caressa les joues :

— Oublions le mal, petit !… Nous ne sommes ici-bas que pour expier : c’est cela, la vie… Mais le Seigneur en tiendra compte !…

Après deux jours de marche sur une bonne route, enfin, nous arrivâmes à Calarashi, où la Borcéa se brouille avec le Danube et s’en va, razna, pendant 150 kilomètres, jusqu’à Hârsova, où elle rejoint son berceau. Pour la première fois, à Calarashi, j’ai su ce qu’est une ville, avec des chemins pavés, des maisons bâties sur d’autres maisons et beaucoup de monde qui se bouscule comme à la foire. Dans les cours riches il y avait de grands tas de bois de hêtre et de saule, fendu comme les traverses, ce que voyant, mon père acheta une scie et une hache, se construisit une chèvre, et nous voilà criant devant ces cours pleines de bois : Taetori ! Taetori !

Nous fûmes bien reçus partout et travaillâmes à tous les prix, toujours à forfait. Le père demandait des prix doubles, car, disait-il, les riches marchandent eux aussi comme des tziganes, mais on arrivait quand même à s’entendre, à la fin. Et le pauvre père de suer gros, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Moi aussi je suais, car je l’aidais de mon mieux. Ainsi nous parvenions à gagner près de dix francs par jour, en moyenne, ce qui était inouï.

— Il le faut bien, mon garçon, — disait le père ; — nous devons rapporter à la maison les cents francs qui gisent maintenant au milieu du Baragan, autrement ta mère mourrait de chagrin.