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couvrir cette distance : cheval et voiture n’allaient plus. Puis, l’un et l’autre s’écroulèrent du même coup, comme ça, parce que trop usés.

La voiture perdit trois roues à la fois, qui s’étaient mises en pièces, et écrasa son coviltir, en se renversant. Le cheval mourut vers le coucher du soleil, qui dorait le désert, notre fouillis et nos faces attristées. La pauvre bête rendit son âme sans aucune peine, heureuse, peut-être, d’en finir.

Ôtant sa caciula, le père dit, en la regardant morte : — Dieu m’est témoin que je ne l’ai pas fait souffrir… J’ai couru à trois portées de fusil pour lui chercher de l’eau ; l’herbe ne lui a pas manqué, et de fouet je n’en ai point. Si elle est morte « dans mes mains », que Dieu me pardonne, mais je n’y suis pour rien.

Il se signa et fit une génuflexion, face au levant, d’où il était parti sans espoir.

Nous passâmes la nuit près du cheval mort, en restant longtemps muets, avant de nous endormir, à regarder les étoiles et au son navrant des joyeux cri-cris. Le lendemain, dès l’aube, les corbeaux étaient là, croassant affreusement. Nous nous dépêchâmes de leur abandonner la charogne et le reste. Le père fit bouillir une grosse mamaliga, pour la route, remplit le tcheaoune de poisson et s’arrangea une besace du sac à farine de maïs, presque vide, et de la bota à eau. Je me chargeai des couvertures et du trépied.

Et nous mettant en route, le père dit, comme lors de son départ de Laténi :

— Dieu soit avec nous !

Il n’y eut plus de mère pour lui répondre et il ne joua plus de son caval.

Ce jour-là, vers midi, comme nous nous engagions sur la route de Calarashi, un grand vent du sud-est se mit à souffler.

— Voilà le baltaretz[1] ! — s’écria le père ; — c’est l’avant-coureur du Crivatz : fini l’été ! Et tu pourras, bientôt, galoper après les chardons, si le cœur t’en dit…

Puis, me voyant regarder les chardons avec une espèce de délire, il ajouta :

  1. Autan.