Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Tes carpes n’ont pas encore de vers, mais ça ne se gardera plus longtemps. — Quel chargement as-tu ?

— Trois cents kilos.

— À quel prix ?

— Dix francs les cinquante kilos, pour m’en débarrasser.

— Et si je t’enlève la moitié du chargement ? Me la donnerais-tu à meilleur compte ?

— Pas un sou de moins, — fit le père, déçu.

— Que tu es cojan (bête) ! Où espères-tu aller vendre ton poisson, avec cette haraba et cette rosse crevée ?

Et disant cela, il allongea un coup de botte dans le dos du cheval, qui était toujours couché. Devant cette brutalité, le père serra les mâchoires, empoigna le gourdin et s’approcha du tzigane, qui recula vers sa voiture.

— Pourquoi frappes-tu ma bête, sale moricaud ? Est-ce que je t’ai prié, moi, de m’acheter le poisson ? T’ai-je seulement donné le bonjour ? À l’instant je te cogne avec cette massue là « où le pope t’a mis le mir[1]. »

L’autre, blême, se rétracta aussitôt :

— Eh oui ! Tu as raison, mon vieux ; mais, moi aussi, je ne serais plus un tzigane, si j’étais autrement : mauvaise habitude que de toujours faire le malin ! Allons, passe-moi cette mojicia et viens que je « t’honore » d’un verre de tsouïca ! Après quoi, nous pèserons 150 kilogrammes de carpe au prix que tu dis.

Le père songea un moment, puis accepta le verre, même plusieurs. J’en eus ma part aussi. Nous pesâmes, ensuite, quinze fois dix kilos de poisson, bon poids. Les trente francs fourrés dans la sacoche du père, ils burent de nouveau de la tsouïca, en se faisant des adieux assez cordiaux.

Et la carriole allégée de la moitié de sa charge reprit vers les vêpres son chemin invisible à travers le Baragan.

Nous n’allâmes pas bien loin… Une pochta[2]… Toujours en suivant le soleil. Mais nous mîmes plus de deux jours à

  1. Au milieu du front.
  2. 10 kilomètres environ.