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menaces, on le savait, et cependant, c’est en partant un jour avec les chardons, pour ne plus revenir, que Mateï, le fils du pauvre père Brosteanu, était devenu un des plus grand quincaillers de Bucarest.

J’avoue que je ne rêvais d’aucune grandeur. Je rêvais, tout court. J’étais révolté contre cette poissonnaille malodorante, contre cette torpeur des mares vaseuses et contre mes propres parents, qui, eux, m’avaient bien l’air de vouloir me passer en héritage leur piètre destin. Je n’en connaissais pas de plus triste, sans oublier celui des marchands ambulants de pétrole, dont le pain même sent l’odeur de leur marchandise ; mais ils mangent au moins du pain chaque jour, alors que nous n’en goûtions qu’un dimanche sur quatre. Et dire qu’en débarquant sur la Borcéa, mes parents étaient heureux de constater l’abondance du poisson !

— Ici, il y a au moins le poisson ! s’écriaient-ils à tout bout de champ.

En effet, il y en eut tant, qu’il finit par nous chasser, mon père et moi, et par tuer ensuite ma mère.

Il y avait une semaine que nous n’avions vu un visage humain quand, tombant sur la route de Marculesti, qui coupe le Baragan verticalement, mon père dit :

— Il n’est plus possible d’avancer avec tout ce poisson… Il faut nous débarrasser d’une partie…

— Comment ? le jeter ?

— Non, mais presque… Cette route est très battue : nous tâcherons d’en vendre aux paysans qui vont faire la cueillette du maïs, à dix francs les cinquante kilos, ce serait autant de gagné.

Je pensais aux calculs de ma mère :

— Vous le vendrez entre 40 et 50 centimes le kilo ; et, au retour de ce premier voyage, vous aurez « tiré » le cheval et la carriole, plus un petit bénéfice.

Je pouvais prédire, maintenant, ce que nous allions « tirer » de ce premier et dernier voyage, en regardant les yeux