Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.

maîtres. Et puis, j’aurais eu, en lui, un bon compagnon, comme le père avait le sien dans sa flûte. Mais la mère conseilla de nous dispenser de cette gueule, qui baverait en nous voyant manger de la mamaliga, d’autant plus que le père avait le sommeil léger et que sur le Baragan désert on n’avait pas à craindre les malfaiteurs.

Cependant, combien notre Oursou me manquait ! J’étais assoiffé de solitude et de longs voyages, mais en bonne compagnie ; pendant des années, témoin impuissant rivé à ma pêche, j’assistais au départ de mes camarades, galopant avec « le Crivatz » et les chardons de nos beaux septembres. Où allaient-ils ? Qu’est-ce qu’il leur arrivait ? Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Certains d’entre eux ne rentraient plus au foyer. On disait que tel d’entre eux « s’était perdu. » Tel autre avait poussé jusque chez quelque parent aisé, où il se faisait adopter. Comment ça ? Comment se perdre et comment se faire adopter ? Voilà pourquoi j’ai tout de suite accepté d’accompagner le père. J’étais grand et bien planté sur mes jambes. Je voulais courir moi aussi, avec le vent et les chardons, me perdre ou me faire adopter, mais partir, courir, échapper à cette eau qui me faisait pourrir les jambes, à ce poisson qu’on entassait pour rien.

Maintenant les chardons étaient là, à mes pieds, beaux comme de grands buis, nombreux comme les étoiles, charnus, crevant de sève, mais immobiles. Ils ne bougeaient pas, muets, car nous étions au début d’août. Courrais-je avec eux, dans un mois ? Saurais-je où ils mènent, où ils vont ? Je savais que la plupart finissent par flamber, en craquant, dans quelque soba. Mais les autres ? Ceux qui « font des histoires ? » Quels pays montrent-ils aux yeux des gamins ? Comment arrivent-ils à changer le sort de certains ?

Ah ! combien je désirais m’en entretenir avec quelqu’un qui me racontât des folies, qui me mentît, mais qui m’eût permis de rêver un peu, d’oser ! Et les chardons n’étaient que rêve et audace, invitation à changer ce qu’on a pour ce qu’on pourrait avoir, fût-ce le pire, car il n’y a pire que le croupissement pour ceux qui aiment toute la terre.

Le Baragan, qu’on dirait « sans fin », était à nos yeux d’enfants « toute la terre. » Il était désert, stérile, plein de