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C’est ainsi que nous quittâmes la pauvre mère, que nous ne devions plus jamais revoir.

Du poisson, trois cents kilos, entassé à l’arrière de la voiture ; la balance, pour le peser, suspendue au coviltir ; un sac de farine de maïs, un tchéaoune pour faire bouillir la mamaliga[1], un trépied, une musette pleine d’oignons, deux couvertures, une sacoche pour y mettre l’argent qu’on ramasserait et un bon gourdin pour le défendre à l’occasion, — voilà toute notre fortune.

Nous allions à pied, perdus, comme sur une mer, entre le ciel et la terre. Le cheval nous suivait en toussant.

— Si tu n’avais pas voulu m’accompagner, je ne serais pas parti, non, pour rien au monde…

Ce premier mot que le père m’adressa, soudain, en pleine solitude, je ne l’oublierai qu’avec la mort. Il me poursuit, depuis, et me poursuivra ma vie durant. Le responsable de cette aventure, c’était donc moi, un garçon de quatorze ans. Si je n’avais pas voulu… Mais pouvais-je ?

Sans rien répondre au père, — qui, d’ailleurs, avait dit cela, comme ça, pour dire quelque chose, — je passai derrière la carriole, d’où je voyais, par en dessous, les sabots du cheval qui s’enfonçaient dans la terre sablonneuse, de vieux sabots chevelus, se levant et se posant péniblement, alors que la burette pour le graissage, se balançait, suspendue entre les essieux. Je vis cela un instant et aussitôt je me sentis emporté, car le soleil, surgissant brusquement, jeta sur notre solitude sa gerbe de rayons aveuglants. Les milliers de chardons bourrus s’emplirent de diamants violacés, que j’allais toucher du doigt, ou cueillir avec le bout de la langue, pendant que père et voiture s’éloignaient lentement, tournant le dos au levant. Mulots, putois et belettes se sauvaient épouvantés, presque aussi nombreux que les sauterelles, ce qui me fit regretter de n’avoir pas emmené notre chien. Il se fût régalé de ces bestioles, écœuré qu’il était de ne se nourrir que de poisson, tout comme ses

  1. Polenta.