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fant, battre les villages, avec cela, et vendre du poisson salé…

— … Avec cela ! — soupira le père, blême ; — traverser le Baragan avec cela !

Il toisa ce cheval étique, cette haraba disloquée :

— … Tu veux m’accompagner, petit ? — me dit-il.

Quelle question ! Non seulement je voulais, mais j’étais ravi ! Voir le Baragan ! Cette obsession de tout enfant, cette « terre sans maître » ! Et surtout, pouvoir, enfin, moi aussi, courir après ses chardons, dont mes camarades me racontaient merveille, courir avec toute la terre qui court, poussée par le vent !

— Pourquoi ne pas essayer ? — fis-je gravement, maîtrisant ma joie ; — qu’avons-nous à perdre ?

— Diable : le cheval, d’abord ; la voiture, ensuite ; et puis, nous-mêmes ! Nous serons engloutis par le Baragan !

Engloutis par le Baragan ! Cela me donna le frisson. Oui, je voulais cela !

Le lendemain à l’aube, nous partions, munis du nécessaire, pitoyable nécessaire. Notre bonne mamouca, éplorée, défaillante, comme si elle nous eût poussés à la mort, nous conduisit à pied jusqu’au seuil du Baragan, bien au-delà de la route nationale qui va de Braïla à Cararashi en se méfiant du désert et en côtoyant la Borcéa. Là, elle nous embrassa avec son visage tout mouillé de larmes, tout sillonné de rides, bien qu’elle n’eût pas encore trente-cinq ans. Elle eut une caresse pour le cheval aussi, qu’elle ne devait plus revoir, et secoua une roue de la carriole pour se convaincre de sa faible résistance. La carriole non plus, elle ne devait plus la revoir.

Dans la matinée laiteuse, grisâtre, nos silhouettes noires s’aplatissaient contre le désert tout proche, alors que des corbeaux croassaient dans un ciel d’été pluvieux. Le bonnet à la main, mon père empoigna les rênes de corde et se signa :

— Dieu soit avec nous !

— Dieu soit avec nous !

Et le Baragan nous engloutit. Mais, plus loin, le père l’affronta, quand même, avec un déchirant trille de son caval et avec ces paroles :

Ils sont partis les Olténiens…